Le titre de cet essai éclaire sans ambiguïté sur l'intention de Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS. Ses réflexions ont été inspirées par un séminaire co-dirigé avec Ruwen Ogien. Depuis sa disparition en 2017 les menaces planant sur la liberté d'expression n'ont pas cessé et la philosophe qui avait dirigé et redressé l'ENS n'entend pas baisser les bras devant la situation dégradée du débat d'idées. Mais l'ouvrage n’est pas qu’un vaste état des lieux.
S’illusionnant sans doute sur la qualité du débat dans la France d’avant, l’auteure montre abondamment que les dérives de la liberté d’expression ont proliféré aujourd’hui. L'université, les réseaux sociaux et le monde des arts et du spectacle sont devenus les lieux où l'entrave au libre débat d'idées se constate le plus. L'université américaine a vu naître la pratique de l'obstruction du libre débat au prétexte de l’offense que subirait la minorité quelle qu’elle soit (ethnique — dite « raciale » aux États-Unis—, sexuelle, ou autre) et cette poussée de « cancelled culture » n’a pas manqué de se diffuser en France même, là où la liberté d’expression est tenue pour une valeur partagée. Les réseaux sociaux ont réussi à regrouper tous les fléaux contemporains : par exemple le harcèlement de collégiens et de lycéens, le chantage à la diffusion de photos pornographiques, les imprécations de l’extrémisme religieux et djihadiste, sans oublier la diffusion de thèses négationnistes à la Faurisson et tout un sinistre cortège de haines antisémites. Enfin la liberté d’expression des artistes a encore perdu une bataille quand par hypocrisie on a fait voiler des nus dans une exposition de sculpture ou décrocher une peinture classique d’une galerie de musée.
Ces cas d’intolérance sont devenus si courants qu’on en oublie que la tolérance a été un long combat intellectuel mené dans « les pays libéraux » d’abord pour mettre fin aux conflits religieux. Aussi Monique Canto-Sperber rappelle superbement que la liberté de parole, la liberté de conscience, la liberté de la presse, et donc la tolérance, c’est intimement lié à l’histoire de notre pays —et de l’Europe en général— depuis la fin des Guerres de religion. La loi de 1881 a organisé cette liberté d’expression et tout un arsenal juridique permet depuis lors de garantir cette liberté et de sanctionner les délits. Apparemment cela ne suffit pas, et l’auteure nous invite à passer dans la résistance. Contre les dérives actuelles, elle lance un appel à résister : c’est-à-dire ne pas se laisser intimider par les comportements attentatoires à la libre conversation. Cela passe par l’humour et l’ironie, par l’engagement individuel autant que par la réglementation légale à mettre en place pour améliorer la bonne gouvernance des réseaux sociaux — sans oublier une intervention plus rapide de l'institution judiciaire.
• Monique Canto-Sperber : Sauver la liberté d'expression. Albin Michel, 2021, 330 pages.