L'histoire de la traite des Noirs et de l'esclavage aux colonies est devenu un sujet populaire alimenté par des essais savants et documentés que ces dernières années ont multipliés. Toutefois, plus rares sont les écrits des acteurs eux-mêmes, marins et armateurs de l' “odieux trafic”. Aussi la publication de ces Mémoires d'un négrier attise-t-elle l'intérêt. Le manuscrit resté inédit mais donc beaucoup connaissaient l'existence a enfin été édité par un spécialiste du sujet, Olivier Grenouilleau, qui a su mettre en forme le récit, le disposer en chapitres et lui donner une ponctuation présentable pour un lecteur d'aujourd'hui, comme il l'explique en introduction.
Faute d'aimer le latin et l'école, un jeune Nantais sans instruction est à quinze ans poussé par ses parents à embarquer sur un navire négrier. Quasiment punitive, cette première expédition à la côte de Guinée dure de septembre 1763 à décembre 1765. À peine de retour à Nantes il repart pour l'Afrique et les Antilles dont il revient à l'été 1767. Le troisième embarquement est différent : c'est une expédition en droiture jusqu'au Cap français à Saint-Domingue de juillet 1768 à février 1769. Joseph Mosneron Dupin atteint alors 21 ans et il ne naviguera plus, passant au bureau de son père armateur avant de prendre sa succession et devenir un notable sous le Consulat et l'Empire. Mais quand en 1804 il écrit ces mémoires à l'intention de sa famille, il ne faut pas y chercher les confessions d'un homme d'affaires engagé dans le trafic colonial, exposant tous les artifices du métier, mais seulement une relation de ses premières expériences, ses aventures de mer jusqu'aux tropiques, avec tempêtes et moustiques. Journal de mes voyages est le titre qu'il choisit et à le lire on comprend bien que pour lui les voyages ne forment pas la jeunesse, loin de là.
Ces pages font le tableau d'une instruction insuffisante et éclatée, de bric et de broc, qui ne donne au jeune homme ni l'aisance de la parole ni la culture d'un bourgeois des Lumières ni un savoir professionnel. Les Jésuites de La Flèche ferment boutique trop tôt pour pouvoir lui donner un vernis et les Oratoriens de Nantes par mépris sans doute des précédents le jugent assez nul pour l'obliger à redoubler. D'ailleurs le jeune Mosneron ne supporte pas ses maîtres, les uns trop durs, les autres ignares, de même qu'il aura du mal avec les figures d'autorité lors de ses deux premières navigations. Abandonnant les études, il aspire alors à devenir marin sans réaliser que son inculture et son caractère indocile vont le placer en situation délicate. Les capitaines et officiers avec qui il est amené à vivre et travailler ne sont à ses yeux que des incompétents, particulièrement le capitaine Cadillac qui se fait rouler dans la farine par le gouverneur de Gorée et ne sait pas conduire la traite malgré les suggestions des négriers rencontrés à la côte d'Afrique. Le troisième voyage se passera mieux : papa est l'armateur de l'Apollon, et le capitaine est Alexis, un frangin de quelques années plus âgé qui lui veut du bien et lui pardonne une incartade face à la douane, raison supplémentaire (mais inavouée) pour laquelle on ne reprendra pas Joseph à bord.
En plus des discours moralisateurs qu'il adresse à ses descendants pour les mettre en garde contre les dépenses et les risques d'une vie de plaisirs, l'auteur de 56 ans reproduit tous les pires préjugés à l'égard des Africains et des Africaines. Il faut dire qu'on lui a raconté des récits tragiques de révoltes de captifs. Mais il ne lui vient jamais à l'esprit que le sort réservé aux esclaves est inhumain. En revanche il fait l'étalage des maladies qu'il a affrontées — il a dû être hospitalisé à Saint-Domingue — et de l'incapacité du chirurgien du bord face à une sorte de conjonctivite alors que les captifs noirs ont su la traiter avec du jus de citron.
L'intérêt du livre est donc paradoxalement le témoignage d'un homme peu critique de la société et du monde qui l'entourent plutôt qu'un discours éclairé par la Raison. Cela, c'est l'affaire de son frère Jean-Baptiste que dans la famille on appelait le Philosophe et qui a été élu député à la Législative en 1791. Cependant le style fleuri de l'auteur rend cette lecture passionnante.
• Olivier Grenouilleau : Mémoires d'un négrier. Joseph Mosneron Dupin (1748-1833). Les éditions du Cerf, 2021, 332 pages.