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Il y avait la France d'avant. Il y a la France d'après. Pour reprendre la formule de Karl Polanyi en 1944, une nouvelle « grande transformation » s'est produite « sous nos yeux » depuis que le XXIe siècle a commencé. Jerôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely examinent la France au scanner. Chapitre après chapitre, il ressort de ce livre une extraordinaire redécouverte de notre pays. Feuilletons-le...

 

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L'étude s'ouvre sur la désindustrialisation du pays et trois cartes qui recensent les fermetures de sites industriels depuis 2008. Aux délocalisations engagées depuis les années 80, s'ajoutent l'effet de la crise de 2008 et une politique qui a fait des ravages : la croyance en l'entreprise fabless, initiée par Serge Tchuruk à la tête d'Alcatel et qui a coûté si cher au pays. L'agriculture aussi a perdu ses actifs : à La Fin des paysans d'Henri Mendras a succédé la fin des agriculteurs. Là où Jean Fourastié se plaçait pour étudier le choc des Trente Glorieuses, à Douelle en Périgord, les 92 exploitants de 1946 n'ont plus q'un successeur en 2016.

 

Pendant que l'industrie manufacturière fondait à 10 % du PIB et l'agriculture à 1 %, le secteur des services s'est dilaté à un point que personne n'avait envisagé en imaginant la société post-industrielle. L'essor des centres commerciaux, l'essor de la logistique, la « mise en tourisme » du territoire, la démocratisation du transport aérien, le boom des parcs de loisirs, les festivals de rock, les géants du luxe sont autant de points forts qui obligent à constater la grande métamorphose de la « France éternelle »

 

À la dégringolade de Tonnerre, exemple retenu pour exposer les conséquences dramatiques de la désindustrialisation, s'oppose la renaissance de La Ciotat, certes veuve de ses chantiers navals fermés en 1987, mais boostée par le tourisme, l'attractivité du littoral et l'entretien des yachts de luxe.

 

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La deuxième partie porte un titre surprenant : « La France désirable ». La nouvelle « hiérarchie des territoires » est marquée par le recul du vieux Nord-Est industriel et la promotion du littoral méditerranéen et atlantique. En région bordelaise depuis l'arrivée du TGV (Paris-Bordeaux en 2 heures) les statistiques immobilières sont révélatrices. Le prix du mètre carré à Bordeaux a triplé depuis 2004, avec une hausse englobant le bassin d'Arcachon, poussant les classes populaires vers la rive droite de la Garonne et la périphérie Est de la métropole. Devenue une petite Californie française où plus du tiers des électeurs sont nés hors du département, la Côte basque tend à provoquer la « ringardisation » de la Côte d'Azur.

Mais les territoires les plus désirés ne sont pas tous en bord de mer, à preuve le Perche qui par effet du PNR, du TGV et du Covid-19 tend à devenir « un quartier de coworking parisien ». En banlieue parisienne, Pantin est pris comme exemple du « front de gentrification » par les bobos depuis les années 2010, alors que la Seine-Saint-Denis conserve une image négative de quartiers défavorisés et d'habitat collectif. Au-delà de la petite couronne, comme dans le reste du pays, les ménages français de toutes les régions plébiscitent le modèle de la maison individuelle, quel que soit leur niveau de vie, avec jardin, barbecue et si possible au Sud avec piscine.

 

Cette France pavillonnaire, méprisée par les intellocrates parisiens, perce déjà dans la littérature à l'image de celle des États-Unis : les auteurs parlent de « roman de lotissement ». En somme, la banlieue pavillonnaire peut aussi bien relever de la gentrification que de la relégation. Au cœur de la Drôme, les communautés néo-rurales inspirées par l'écologie entament à la fois la « luberonisation » des villages que la promotion des habitats alternatifs.

 

Sous la rubrique « la carte et les paysages », cet ouvrage s'intéresse au palimpseste qui résulte des époques dominantes de la construction de l'habitat. La carte de synthèse est saisissante (page 200).

En rouge, la France intérieure où domine l'habitat antérieure à 1919 et cela concerne les deux diagonales du vide, des Ardennes à l'Ariège et du Cotentin au Mercantour. En rose et en orange, se repèrent au Nord et au Nord-Est du pays la reconstruction des deux après-guerre. Les Trente Glorieuses ont marqué l'habitat des chefs-lieu de départements noté par un point jaune. En périphérie parisienne, dans les Alpes des stations de ski, et sur le littoral atlantique et méditerranéen l'invasion verte souligne la poussée vers la mer. Cette diversité est une aubaine pour de nombreux photographes à l'instar de Raymond Depardon ou encore Eric Tabucchi.

 

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Dépassant l'image chère à Mendras de la toupie des classes moyennes, les auteurs préfèrent la notion de « démoyennisation », c'est-à-dire la distinction par le haut avec l'exemple de la « premiumisation » des vacances, et par le bas avec l'exemple du discount, le site du Bon Coin ou encore le succès de la marque Dacia. Tout aussi convaincante, l'idée de la « démoyennisation par le côté » concerne les tendances actuelles de la consommation : mode éthique, succès des franchises, des cavistes et des magasins bio, etc.

Ceci s'articule bien avec la description des nouveaux visages des classes sociales. Les auteurs montrent que « l'ouvrier de la logistique a remplacé l'ouvrier d'usine », que les services à la personne ont explosé formant « une nouvelle classe ancillaire » et que la crise des Gilets jaunes correspondait à un « soulèvement des classes subalternes ». Le cœur de la classe moyenne est désormais constitué des bac+2. Une place est faite au boom des professions du bien-être et aux représentants de la start up nation formant « un écosystème essentiellement métropolitain ». Le chapitre consacré à la minorité des plus riches (le « 0,01 %) est en revanche décevant car il liste surtout les entreprises qui sont à l'origine de leurs fortunes : on y lit bien sûr la chute de la vieille industrie.

 

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Plus captivante encore, la dernière partie se tourne vers les références culturelles en les abordant à la manière du géographe pratiquant une coupe géologique. Le substrat est le catholicisme mais « la roche-mère n'affleure plus qu'épisodiquement », et les couches culturelles régionales s'en sortent à peine mieux. L'accent régional subsiste (surtout en Occitanie) de même que la presse régionale. Tout ce qui concerne l'alimentation est à retenir, ainsi du phénomène des micro-brasseries, ou de la remontée de l'huile d'olive vers le Nord.

En essor, la marque des cultures étrangères c'est d'abord l'américanisation, avec les McDo, la mode country, les succès des films hollywoodiens, les séjours aux États-Unis pour le tourisme ou les études. Mais la globalisation a bien d'autres effets, générant ce « millefeuille culturel » où se lisent les influences de la culture japonaise (mangas, sushis), ou arabe (le rayon halal, le bar à chicha), tandis que les classiques de la cuisine française sont en déclin, à l'exception du steak frites !

De même que la culture a tourné au millefeuille, la vie spirituelle est devenue un « patchwork » d'évangéliques, de psychologues remplaçant les confesseurs, de yoga, de chamanisme et d'ésotérisme.

 

 

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Les auteurs ont eu le sens de la formule (mes citations veulent en témoigner) et leur ouvrage débordant d'informations sur « la France d'après » va rencontrer un succès considérable et mérité. Voilà, avec ses cartes remarquables, le meilleur livre de géographie de l'année ! Voilà aussi, avec ses statistiques étonnantes, le meilleur livre de sociologie de l'année !

 

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Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely : La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie. Seuil, 2021, 481 pages.

 

 

 

 

Tag(s) : #FRANCE, #SCIENCES SOCIALES, #HISTOIRE 1900 - 2000
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