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Ce roman a été écrit à Alma-Ata, au Kazakhstan, à partir de 1943 et achevé en 1958. Entre ces deux dates l'écrivain soviétique a de nouveau été déporté dans un camp sibérien et par la suite il sera connu pour un autre roman, La Faculté de l'inutile, une critique de la société stalinienne.

 

"Singe", "crâne" : les mots du titre sont d'abord à prendre au pied de la lettre puisque le professeur Léon Maisonnier, le personnage principal du livre, est spécialiste de paléoanthropologie. Il a fait lui-même des découvertes considérables sur le terrain. Il travaille depuis plus de vingt-cinq ans sur des crânes de pithécanthropes et il dirige un institut spécialisé dans le domaine des origines de l'homme. Sa conviction est que l'homme de Cro Magnon est le descendant de Néandertal, autrement dit que l'espèce humaine était déjà unique dans ces temps reculés. Son entourage tient une grande place dans le roman, avec Hanka le directeur-adjoint de l'institut et Johann Lanet à la tête du musée qui en dépend.

 

Mais attention, l'action se passe au début des années 1940 quelque part dans une Europe occupée par les nazis. À Berlin, des ouvrages de Maisonnier avaient été brûlés dès 1933 et bientôt une revue nazie avait diffamé toute l'activité de l'institut. Le fier conquérant aryen se revendique comme descendant de Cro Magnon uniquement, mais pas du rustique homme de Néanderthal : ce sont deux races différentes ! À soutenir le contraire, Maisonnier ne serait qu'un suppôt du communisme, lui l'humaniste qui cite Sénèque.

 

En raison de la guerre, le professeur a quitté la ville pour s'installer à la campagne dans la propriété de son beau-frère Friedrich Kurtzer... Et voici qu'un officier allemand s'annonce au domicile de Maisonnier. Le nouvel arrivant s'appelle Gardner. Il vient non pour confisquer des crânes mais pour tenter de convaincre le professeur de mettre son prestige et son institut au service de la propagande nazie. Ça s'annonce tendu... Le lecteur comprend que derrière tout cela, il y a un personnage que montrent les actualités au cinéma de la ville, « ce petit homme maniéré, presque nain, aux cheveux coiffés en arrière, au crâne de singe, [qui] pérorait avec de grands gestes et de radieux sourires » : Goebbels.

 

De nombreuses péripéties vont se produire conduisant le professeur à prendre une grave décision, fatale même. En dehors des arrestations, interrogatoires, chantages, délations, trahisons, etc..., qui plombent l'intrigue, la vie de la famille est de temps en temps racontée par le jeune fils du professeur, Henri, qui passe beaucoup de temps avec Kurt le jardinier de la résidence, par exemple à piéger des chardonnerets ou des merles, sur ordre de Kurtzer. Ce dernier qui vient de rentrer au domaine est depuis longtemps l'adversaire des travaux et positions théoriques de son beau-frère et il ne semble pas hostile à son élimination pure et simple quand il lui arrive de discuter avec Gardner. Mais c'est Kurtzer qui mourra le premier.

 

Une originalité de ce roman de Dombrovski est de comporter — et peut-être pas uniquement pour satisfaire la censure soviétique — un prologue et un épilogue, également situés une dizaine d'années après les événements que l'on vient d'évoquer. À cette époque Hans est devenu journaliste chargé de la rubrique judiciaire dans le quotidien que dirige Lanet. Par le plus grand des hasards il croise Gardner qu'il croyait mort et qui a pris une autre identité. Aussitôt il écrit un article vengeur contre ce Gardner qu'il juge responsable de la mort de son père. Un véritable appel au meurtre !

 

En dehors de l'anthropologie — on évoque même la physiognomonie de Lavater — et de sa place dans la propagande nazie, l'ouvrage de Dombrovski traite ainsi d'un deuxième sujet à travers ce prologue, c'est celui de la reconversion des anciens nazis comme Gardner alias Josselin appelé à une carrière internationale, et des anciens délateurs comme Lanet qui s'est blanchi en devenant directeur d'un journal libéral, le tout dans un contexte nouveau, celui de la Guerre Froide, alors que l'œuvre ultime du professeur Maisonnier est enfin éditée à Leningrad.

 

Bref, un roman passionnant et trop peu connu.

 

Iouri Dombrovski : Le singe vient réclamer son crâne. Traduit du russe par Dimitri Sesemann. Préface d'Hélène Châtelain. Verdier, 1991, 403 pages. Réédition Verdier/poche en 2009, 432 pages.

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE
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