Alors qu'on célèbre cette année le bicentenaire de la naissance de Fiodor Mikhailovitch Dostoïevski, rien de mieux que lire Les frères Karamazov pour s'immerger dans son univers romanesque, avec en tête ce mot de Sigmund Freud, « le roman le plus imposant qui ait jamais été écrit. » L'auteur est mort brutalement quelques semaines après l'avoir achevé.
Dans une ville imaginaire de la province russe et seulement nommée aux trois-quarts du livre, Skotoprigonievsk, un narrateur anonyme raconte l'histoire d'une famille, d'un crime survenu treize ans plus tôt, du procès qui a suivi et auquel il a assisté. Les faits se déroulent au milieu des années 1860 puisqu'il nous est dit que l'abolition du servage vient juste d'avoir lieu, et qu'un descendant de Napoléon Ier règne sur la France. Ce chef-d'œuvre permet, au-delà de l'intrigue, de comprendre la vision du monde de Dostoïevski.
Une famille russe.
Avec ses deux épouses successives, Adélaïde puis Sophie, Fiodor Pavlovitch, a eu trois fils : l'aîné Dimitri alias Mitia, le cadet Ivan et le benjamin Alexeï dit Aliocha. Ce Fiodor n'a pas la fibre paternelle et alors que ses trois enfants se sont très jeunes retrouvés privés de maman, il se satisfait de les voir élevés par d'autres. Cela lui permet de mener une vie de « vieux libertin », et d'amuser la société en faisant le « bouffon », activités qui ne l'empêchent pas d'être près de ses sous car, avec les Juifs d'Odessa, « il avait développé l'art d'amasser et de soutirer de l'argent ». Fiodor est servi par un couple de domestiques fidèles : Grigori Vassilievitch Koutouzov et son épouse Marthe. Ils ont recueilli et élevé un garçon que la rumeur publique considère comme le fils naturel de Fiodor ; devenu grand et servant comme domestique, ce Pavel Fiodorovitch est connu dans le roman sous le nom de Smerdiakov. Il rêve de s'installer comme cuisinier en France. Il souffre d'épilepsie.
Au moment des faits, l'aîné des fils Karamazov a vingt-huit ans et Aliocha qui est alors novice au monastère local auprès du starets Zosime atteint juste ses vingt ans. De retour de l'armée, Dimitri s'est fiancé avec Catherine Ivanovna, alias Katia, la fille du capitaine Verkhovtsev, mais le mariage n'aura pas lieu. Comme le raconte Rakitine, le « séminariste ambitieux », à son ami Aliocha « tous les Karamazov sont de nature sensuels, âpres au gain et déments ! Ton frère Ivan s'amuse maintenant à écrire des articles de théologie, calcul stupide puisqu'il est athée, et il avoue cette bassesse. En outre il est en train de conquérir la fiancée de son frère Mitia et paraît près du but. Comment cela ? Avec le consentement de Mitia lui-même, parce que celui-ci lui cède sa fiancée à seule fin de se débarrasser d'elle pour aller rejoindre Grouchegnka. »
Le ressentiment de Mitia à l'endroit de son père est alors porté au paroxysme par des questions d'argent. Fiodor ne lui donne pas toute la part d'héritage provenant de sa mère auquel il a droit. Il est vrai que Mitia est fort dépensier surtout pour faire la fête à l'auberge pour les beaux yeux de Grouchegnka, une fille légère et délurée. Longtemps protégée du marchand Morozov : Agraféna Alexandrovna Svietlov avait été séduite à dix-sept ans par un officier polonais, Wrublewski. Elle est devenue « une beauté accomplie » et Mitia est prêt à tout pour elle. Or, voilà que Fiodor s'est mis dans la tête d'attirer la belle, lui offrir 3 000 roubles — déjà placés dans une enveloppe — et l'épouser. De quoi pousser Mitia au crime ?
L'histoire d'un crime.
L'assassinat de Fiodor n'est évoqué qu'à la moitié du roman et de manière qui laisse d'abord penser au lecteur que le voleur et l'assassin c'est bien Mitia. Le romancier le décrit empêtré dans une phase d'obsession pour cette somme de 3 000 roubles qui devrait à la fois lui servir à rembourser l'argent avancé par Katia et faire la fête avec Agraféna — oui, plutôt ça. Alors Dimitri que l'excès de boisson pousse à la bagarre et aux propos définitifs ne fait pas mystère de la haine qu'il voue à son père. Déjà, lors de la réunion au monastère, ses propos et son attitude ont fait pressentir au starets Zosime qu'un crime pourrait arriver chez les Karamazov bien qu'ils soient venus pour aplanir leurs querelles, et Rakitine s'en est rendu compte, plus qu'Aliocha qui, à ce moment, s'intéressait surtout à la sainteté possible du starets qui en avait fait son protégé. Se mêle à cela la proximité de Smerdiakov avec Ivan qui, lui aussi déteste son père, mais le bref voyage à Moscou qu'il entreprend laisse croire à Smerdiakov qu'il donne une sorte de feu vert pour agir... En même temps, Dimitri espionne la maison de son père dans l'attente fiévreuse de Grouchegnka.
Réveillée en pleine nuit par les cris de l'épileptique, Marthe la servante découvre Grigori blessé, Fiodor assassiné, et une enveloppe vide...
Grouchegnka ayant annoncé à Mitia le retour imminent de son ancien amant, tout s'est accéléré le lendemain. Mitia part les rejoindre à l'auberge de Mokroïé avec des caisses de champagne mais aussi muni d'une paire de pistolets : il y a bien du suspense... mais c'est Mitia qu'elle choisit. C'est la fête à l'auberge et ils sont en train de s'embrasser quand la police vient arrêter Mitia et l'accuser de parricide. Mitia, qui a craint d'avoir tué Grigori, est soulagé sur ce point, mais nie farouchement d'être parricide.
Au procès, le procureur n'a disposé que de présomptions défavorables à l'accusé : « une concordance accablante contre l'accusé, de charges dont aucune ne soutient la critique, si on l'examine isolément », mais son réquisitoire a été accablant. Malgré une brillante plaidoirie qui discrédite les témoins à charge, rejette et le vol et l'assassinat, l'avocat Fétioukovitch, l'as du barreau choisi par Katia et Ivan ne peut obtenir l'acquittement. Le jury populaire envoie Dimitri Karamazov au bagne. Le procès se clôt donc sur une erreur judiciaire car le voleur et assassin n'a pas été identifié par l'enquête ni pris au sérieux par le procureur. Et d'ailleurs Smerdiakov s'est pendu après avoir tout avoué devant un Ivan halluciné qui se sent coupable moralement de son absence auprès de son père la nuit où il fut tué.
Le monde selon Dostoïevski.
Les frères Karamazov est d'abord le grand roman de la culpabilité. Fiodor Karamazov est coupable pour une quantité de raisons : mauvais mari, mauvais père, ivrogne, coureur de jupons, avare, escroc et usurier... Avec une telle hérédité, comment les fils pourraient-ils devenir des anges et racheter les péchés du père ? Ce serait ignorer la figure angélique d'Aliocha, au monastère comme en ville ; il est le bon génie qui éclaire la vie de Lise Khokhlakov que la maladie empêche de se mouvoir aisément ; il est le “grand frère” modèle des enfants du quartier menés par Kolia Krassotkine et qui s'inquiètent du pauvre Ilioucha Snéguiriov dont le père a été roué de coups et ridiculisé par Dimitri un soir d'ivresse. En fait, si Dimitri consterne souvent par ses idées et son comportement, il faut ajouter Smerdiakov puisque c'est lui l'assassin, et dans l'esprit de l'auteur, sans doute aussi Ivan puisqu'il a influencé Smerdiakov, peut-être sans le vouloir.
En effet Dostoïevski fait le procès des idées nouvelles qui ont pénétré en Russie venant de l'Ouest. Des romans libertins figurent même dans la bibliothèque du fonctionnaire Krassotkine dont l'écolier de fils cite Voltaire. Comme Mioussov, le libéral qui a vécu en France au temps de la Révolution de 1848 et qui l'a élevé un temps, Ivan a été converti aux idées des Lumières et est devenu très critique envers la religion comme en témoigne le chapitre « le grand inquisiteur », conte philosophique inséré dans le roman et qu'Ivan lit à Aliocha, où le Christ revenu dans la Séville du XVIe siècle est accusé par un cardinal inquisiteur aux propos cyniques sur la condition humaine et le libre-arbitre. De plus, l'athéisme d'Ivan, son « nihilisme moral », a déteint sur Smerdiakov : puisque Dieu n'existe pas, tout est permis. Dans le chapitre « Une controverse », en plein dîner dans la maison paternelle, il est question de la légitimité de l'abjuration du christianisme par un soldat prisonnier de troupes musulmanes et Smerdiakov s'oppose à son père adoptif en considérant qu'il n'y aurait « aucun péché » à renier le Christ.
Cet hommage de Dostoïevski à la religion orthodoxe est développé par de longues pages consacrées à la foi du starets Zosime dont on suit les derniers instants et dont Aliocha a recueilli souvenirs et idées. Il condamne la liberté qui pousse les hommes vers l'individualisme et la satisfaction de « désirs insensés » , en attendant que le procureur Hippolyte Kirillovitch dénonce « la perversité générale entrée dans nos mœurs ». Au contraire des élites occidentalisées, c'est, dit Zosime « le peuple qui sauvera la Russie », il « terrassera l'athée et la Russie sera unifiée dans l'orthodoxie ».
Ainsi quand Ivan est l'illustration du Russe « occidentaliste », Aliocha représente-t-il le choix « populiste ». Mais la mort a empêché Dostoïevski de suivre Aliocha sur la voie de la Russie régénérée — qu'il annonce dans sa préface.
• Fiodor Dostoïevski. Les frères Karamazov. Traduit du russe par Henri Mongault. Gallimard, 1952. Lu ici dans l'édition Folio en deux volumes de 496 et 500 pages (1992), comme chez Actes Sud dans la traduction d'André Markowicz (2002). Existe aussi en un volume au Livre de poche, traduction d'Elisabeth Guertik, 915 pages (1994).