L'Art de la Joie est l'histoire d'une femme libérée, bousculant les conventions sociales de son temps. Goliarda Sapienza, dont la vie n'a pas été non plus un long fleuve tranquille, a écrit cet immense livre protéiforme entre 1967 et 1976. Sa réputation est née du scandale car, après l' édition quasiment confidentielle d'un texte partiel, le manuscrit entier fut refusé par plusieurs éditeurs italiens avant que le dernier compagnon de l'auteure ne parvienne deux ans après sa disparition à le faire éditer par Einaudi en 1998. Connue par de courts livres autobiographiques comme Moi, Jean Gabin ou L'Université de Rebibbia, Goliarda Sapienza est issue d'une famille de gauche ; elle est née à Catane en 1924. La lecture de ce livre hors du commun, à la fois roman-culte et classique du XXe siècle, est une joie et... une épreuve.
Protéiforme donc, L'Art de la Joie coche toutes les cases du roman. C'est une vie d'aventures, une autobiographie imaginaire, un roman de formation, un roman sensuel et érotique, un roman engagé et par dessus tout, une saga familiale improbable qui conquiert le lecteur. Tout repose sur la personnalité de Modesta — oh, l'ironie du prénom ! — que l'on suit de son adolescence perturbée jusqu'à un âge mûr et toujours contestataire, personnage qui par bien des côtés n'est pas si éloignée de ce que fut l'auteure. Symboliquement née le 1er janvier 1900, Modesta raconte l'histoire exemplaire d'une femme libérée des tabous et des préjugés. Et Goliarda Sapienza s'est évidemment projetée dans son personnage.
Modesta n'est pas n'importe qui ! Tôt initiée au sexe par un jeune voisin et violée par un adulte qui semble être son père, Modesta est envoyée au couvent à quatorze ans et — étrangement ! — devient la protégée de la mère supérieure, Leonora, elle-même issue d'une famille de l'aristocratie locale, les Brandiforti. A la mort — pas très accidentelle... — de Leonora, celle qui était promise au noviciat est expédiée chez sa sœur la princesse Gaia qui vit avec sa fille Béatrice et un fils mongolien, Ippolito, caché dans une chambre isolée. Modesta ne tarde pas à séduire Béatrice et par un mariage arrangé avec Ippolito, Modesta se retrouve à la tête d'un immense patrimoine foncier comprenant aussi une villa en bord de mer près de Catane. Gaia disparue, voilà de quoi mener joyeuse vie ! Ces aventures concernent principalement la première partie du roman — où l'on retrouvait un peu l'atmosphère du Guépard Tommaso di Lampedusa.
Mais c'est aussi un roman de formation pour une gamine que rien ne destinait à quitter le petit peuple des campagnes et qui va diablement élargir son horizon. « Quand j'étais une petite fille, enfermée dans ce couvent, je pensais que pour arriver à Catane il fallait des jours et des jours, et puis la première fois j'ai vu Catane au bout d'une heure à peine, la mer était au coin de la rue, et je n'en croyais pas mes yeux.» Certes son initiation ne sera pas que géographique... Durant ses années de couvent, Modesta s'est braquée contre les religieuses et contre la religion. Elle est devenue athée ou agnostique. Dans le palais de Gaia elle lit tous les auteurs interdits que collectionnait l'oncle Jacopo. Plus tard, à Catane, et c'est l'épisode de sa liaison avec Carlo, elle aborde les textes marxistes comme August Bebel avec La Femme et le socialisme. Elle multiple les contacts avec les adversaires socialistes de Mussolini. Si Carlo est d'abord introduit dans la famille comme médecin consulté pour veiller à la santé du “mari” de Modesta, il est surtout l'émissaire envoyé par le parti socialiste en Sicile pour contrer la montée des fascistes. Ainsi vient-elle à s'intéresser à la vie politique générale, y compris après 1945.
La dimension érotique est sans surprise ce qui a le plus marqué les éditeurs qui ont refusé de publier L'Art de la joie, et plus généralement tous les lecteurs et lectrices. Dans une Italie encore très catholique, dans une société sicilienne lourdement patriarcale, la vie sexuelle de Modesta choque sans doute et au minimum fait sensation avec sa procession d'amants et d'amantes. Modesta a découvert le plaisir saphique avec Leonora au couvent, puis avec Béatrice au palais, et y entraîne plus tard Joyce dans la villa du bord de mer, et Nina dans une cellule de prison. Elle n'est pas non plus indifférente aux hommes : de ses amours adultérines avec le vieux Carmine est né un premier fils, Prando. Juste après la mort du vieux propriétaire foncier, elle passe des bras de Carmine à ceux de son fils Mattia, qui lui fait redécouvrir le plaisir sexuel — plus celui de faire de la moto —, et séduit Carlo avant que celui-ci n'épouse Béatrice...
L'histoire de Modesta constitue aussi une saga familiale mais d'une famille bien compliquée plutôt que simplement recomposée. Devenue princesse Brandiforti par son mariage arrangé avec l'héritier débile mental, elle est le pivot d'un clan familial, attirant à elle aussi bien les personnalités faibles comme la jeune rêveuse et mélancolique princesse Béatrice — elles ont le même âge — ou tourmentées comme Joyce au tempérament suicidaire, que les personnalités fortes comme Carmine, le garde forestier et séduisant cavalier à qui on ne résiste pas. Dans la seconde moitié du livre, on voit s'étoffer ce clan, s'esquisser des jalousies, des enfants survenir qui ne vivront pas nécessairement avec leurs géniteurs. Ainsi par exemple, Stella confie à Modesta l'enfant qu'elle a eu du prince débile. Et miracle, le jeune Jacopo se porte plutôt bien...
Le roman s'épanouit aussi sur un fond d'histoire italienne, jamais très éloignée. La guerre enclenchée en 1915 coûte la vie à l'un des oncles, amateur d'aviation. Après la grippe espagnole viennent la montée du fascisme, l'ère du gourdin et de l'huile de ricin. L'agitation politique coûte la vie à Carlo attaqué par les squadristi. Au temps de l'alliance de l'Italie fasciste et de l'Allemagne nazie Modesta rencontre Timur, le demi-frère de Joyce, venu à Taormine dans le cadre d'une mission archéologique nazie. Peu après c'est la prison fasciste où Modesta, inquiétée pour ses relations communistes, résiste aux interrogatoires de la police fasciste et se fait une nouvelle amie, Nina l'anarchiste.
Force est de constater la richesse de L'Art de la Joie. Mais c'est aussi une lourde épreuve pour le lecteur et, selon moi, la difficulté vient aujourd'hui davantage de l'écriture que du sujet. D'abord l'écriture de la première partie est certainement plus travaillée que le reste du livre et elle compte beaucoup pour accrocher le lecteur à l'histoire de Modesta alors que la suite, souvent, lasse. L'originalité narrative de L'Art de la Joie tient à ce que l'ensemble du roman est constitué par les dialogues mélangés aux pensées de Modesta rapportées à la première personne. Ainsi vit-on le récit de l'intérieur de manière à partager au mieux ses émotions, au risque de s'emmêler entre le présent du récit, la réalité et les rêveries. Parfois la continuité du récit est cassée par des dialogues qui épousent complètement la forme théâtrale — et comme ces ruptures ne sont guère passionnantes, cela contribue à une impression de bavardage inutile qui allonge et alourdit l'ensemble. Bref, ce monument de la littérature italienne n'est pas fait pour passer inaperçu !
• Goliarda Sapienza. L'Art de la Joie. Traduit par Nathalie Castagné. Postface d'Angelo Pellegrino. Viviane Hamy, 2005, 636 pages. (Réédition chez Le Tripode en 2015).
Pour aller plus loin, on peut recommander un podcast de France Culture en deux épisodes : le premier sur sa vie, l'autre sur L'Art de la Joie.