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David Diop revisite « un monde qui roulait sur la traite d’un million de nègres depuis plus d’un siècle » et restitue l’état d’esprit de  la fin du XVIII° siècle européen, quand l’éveil de la sensibilité préromantique, le culte de la nature et la force de l’amour-passion l’emportaient sur le cartésianisme des Lumières. Inspiré du naturaliste Michel Anderson, son narrateur en donne la pleine mesure.

En 1752, à vingt-cinq ans, il s ‘était embarqué pour le Sénégal afin d’étudier la flore et de mener à bien son projet d’encyclopédie universelle des plantes. À sa mort il laissa à sa fille Aglaë ses cahiers de voyage : elle y découvrit le récit de l’immersion culturelle de son père, mais aussi sa romanesque aventure amoureuse avec Maram, une jeune « Négresse ». Anderson s’était fait un ami d’un garçon de douze ans, Ndiak, prince du royaume de Waalo, qui l’avait initié au wolof et aux coutumes locales. Au village de Sor, le botaniste apprit la disparition de Maram, la nièce du chef du village, Baba Seck. Ndiak et lui partirent à sa recherche, même si, bien sûr, le directeur de la Concession désapprouvait cette entreprise. Les deux amis la retrouvèrent et elle leur conta comment, après l’avoir violée, son oncle l’avait vendue au directeur de la compagnie, Monsieur de la Brüe. Mais grâce à son “rab”, son esprit protecteur, la jeune Maram avait pu se libérer. Anderson en tomba amoureux sur le champ. Lorsque la jeune négresse fut reprise, au moment où elle allait embarquer pour les Amériques, il bouscula le garde, saisit la main de Maram : tous deux s’enfuirent et connurent quelques instants de bonheur ... mais un coup de fusil retentit : Maram tomba à l’eau et se noya. « Ma folie l’avait renvoyée aux Enfers comme Orphée Eurydice » avouera-t-il.  Au comble de la souffrance et de la dépression, Anderson regagna la France et se consacra à corps perdu à la rédaction de son encyclopédie : cette passion qui avait jadis détruit son couple compensait désormais la douleur de l’amour perdu . Savant généreux et idéaliste, Anderson se montre tout d’abord désintéressé. Il dénonce les agissements douteux des directeurs de la Compagnie et l’inhumanité de la traite car il considère les Noirs comme des égaux — « il ne sont pas moins hommes que nous » note-t-il. Il déplore l’échec des relations qui auraient pu se nouer avec l’Afrique si les idéaux des Lumières l’avaient emporté sur l’intérêt économique. Cependant, de retour à Paris, « en quête de reconnaissance et de gloire », dit-il, « j’ai publié une notice destinée au Bureau des Colonies sur les avantages du commerce des esclaves pour la Concession du Sénégal à Gorée ». Ce faisant, « j’ai tué une seconde fois Maram » confesse-t-il, sans que son encyclopédie soit jamais publiée.

David Diop déploie un récit foisonnant et d’une grande puissance imaginaire. Mais il n’en néglige pas pour autant le contexte historique. La plupart de ses personnages ont bien existé : les naturalistes Anderson et Lamarck, le gouverneur de l’île Saint Louis, Estoupan de la Brüe et celui de Gorée, Estoupan de Saint-Jean. Certes Diop fait embarquer les Noirs par la fameuse porte de la Maison des Esclaves qui n’existait pas encore à l’époque du récit, mais cette évocation amplifie la dramatique romanesque.

Puisse son “rab“, son génie protecteur, réserver à David Diop le plus beau des prix ! Le Booker Prize lui a déjà été attribué pour ce roman paru en anglais sous le titre At Night All Blood is Black....

 

• David Diop. La porte du voyage sans retour. Éditions du Seuil, 2021, 252 pages.

=> Du même auteur : Frère d'âme

 

Chroniqué par Kate

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE, #SENEGAL
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