Après la collection Chtchoukine, la Fondation Louis Vuitton va accueillir du 22 septembre 2021 au 22 février 2022 les tableaux de la collection Morozov. Historienne de l'art, Natalia Semionova nous y prépare avec cet excellent ouvrage sur la saga des Morozov.
• C'est évidemment l'histoire d'une famille russe un peu particulière. Au début du XIXe siècle le serf Savva Morozov rachète sa liberté et fonde une filature et ses enfants à leur tour fondent d'autres entreprises textiles. Ce sont des "vieux-croyants". Le petit-fils, Abram Abramovitch, devient le patron de la Manufacture de Tver, il est un homme immensément riche et sa veuve Varvara se voue à la philanthropie et aux œuvres sociales. Au début des années 1870, Abram et Varvara ont trois fils, Mikhaïl, Arseni et Ivan. Vingt ans plus tard, la fortune de la fratrie repose sur l'industrie et ils investissent un peu dans la pierre. Provocateur à l'égard de sa mère, Arseni se fait construire entre le Kremlin et l'Arbat un château imité de l'art manuélin qui reste toujours visible. Ivan, lui, se contente d'acquérir un grand hôtel particulier rue Pretchinstenka avant de se marier. Pour la même raison, en 1891 Mikhaïl achète celui du marchand de thé Popov... Mikhaïl et Arseni sont décédés en 1903 et 1908 : Ivan fut le seul des trois frères Morozov à affronter la révolution bolchévique.
• Un second intérêt de ce livre est de montrer la vie des milliardaires russes à la Belle Époque. Les frères Morozov ont eu une éducation remarquable. Ils connaissent plusieurs langues. Leur mère s'était souciée de leur donner une formation artistique. Ils organisent des réceptions grandioses et des bals dans leurs hôtels particuliers. Ils y reçoivent non seulement des marchands et des industriels mais des écrivains, peintres, compositeurs — tous conviés à admirer leurs acquisitions. Seule Margarita, la veuve de Mikhaïl, s'intéresse après 1903 à la vie politique russe — le parti K.D. a été fondé dans son salon — alors que son mari, outre sa passion qu'on jugeait extravagante pour la peinture française, se piquait d'écriture : des articles, un mauvais roman et une piètre biographie de Charles Quint — qui lui valurent les moqueries de ses pairs. Leur voyage de noces dura près de six mois, s'éternisant sur la Côte d'Azur car Mikhaïl, comme son beau-père à qui elle fut fatale, était attiré par la roulette du casino de Monte-Carlo. Le mariage d'Ivan avec Evdokia eut moins d'éclat et même un parfum de scandale : bien que de petite noblesse, c'était une jeune chanteuse qui avait charmé Ivan au restaurant Yar à Moscou. Quand il n'était ni à Tver où trimaient ses 20 000 ouvriers, ni à ses bureaux de Moscou, Ivan « allait prendre les eaux à Carlsbad ou des bains de mer à Biarritz en été, après la foire de Nijni-Novgorod, et au printemps et en automne, il se rendait aux Salons à Paris…». La guerre de 1914 rendit ces voyages impossibles et la révolution bolchevique mit brutalement fin à la vie de milliardaire. Laissant sa collection derrière lui, Ivan s'enfuit avec sa femme vers la France et mourut à Carlsbad en 1921.
• Surtout bien sûr, on lira ce livre pour comprendre comment la plus grande collection privée de peinture française des années 1880-1914 a été constituée à Moscou, à l'initiative des frères Morozov (et de leurs rivaux Chtchoukine). Mikhaïl a occupé ses cinq dernières années à acheter des tableaux de maîtres français et Ivan continua dans cette voie jusqu'à ce que Lénine nationalise son patrimoine de milliardaire. Les catalogues sont impressionnants : Degas, Sisley, Monet, Seurat, Matisse, Van Gogh, Bonnard, Maurice Denis, Gauguin, Derain, et beaucoup d'autres moins connus. Sans oublier Cézanne — le préféré d'Ivan qui en acheta sept toiles d'un coup à l'automne 1909.
Les frères Morozov sont venus à Paris pour les expositions (Salon des Indépendants, Salon d'Automne…) et visiter les galeristes : Durand-Ruel, Vollard particulièrement, et parfois jusqu'à l'atelier de certains artistes. Ainsi Ivan se rend chez Maurice Denis pour lui commander les panneaux de son Salon de musique. Ils prennent l'avis d'experts : Mikhaïl se fait accompagner comme consultant par le peintre Vinogradov. Entre 1903 et 1914, Ivan Morozov vient deux fois par an faire ses courses dans les galeries parisiennes. Il y laisse au moins 100 000 francs à chaque passage. Les factures ont été conservées. Certains chefs-d'œuvre sont acquis pour quelques centaines de francs — c'était le temps du franc-or, ne l'oublions pas... D'autres plus de 1 000 voire plus de 10 000 francs. Les onze toiles de Gauguin achetées entre 1907 et 1910 coûtèrent 107 000 francs à Ivan Morozov. Les tableaux des peintres russes étaient souvent plus chers à cette époque.
On n'oubliera pas qu'Ivan Morozov a aussi constitué une brillantissime collection de peinture russe de la même époque, depuis les Ambulants jusqu'aux Avant-gardes des années 10 et que, par exemple, Mikhaïl devint l'un des premiers collectionneurs de Vroubel, le "décadent russe". Sérov a peint les portraits de Mikhaïl Morozov, de sa femme Margarita, de leur fils Mika, de même que le portrait de 1910 d'Ivan Morozov qui sert d'illustration de couverture pour cet ouvrage, et Constantin Korovine avait déjà fait son portrait en 1903. En 1906, des œuvres russes de la collection d'Ivan Morozov furent exposées à Paris, au Grand Palais, dans le cadre de l'Exposition d'Automne organisée par Serge Diaghilev. En Russie, Ivan Morozov ne montrait sa collection qu'à ses amis ; néanmoins en 1912 la revue Apollon publia des photographies de l'intérieur de son hôtel particulier et donc de ses tableaux.
En 1910, la revue Iskra a consacré une étude illustrée à la collection de Mikhaïl Morozov léguée à la galerie Tretiakov — autre industriel collectionneur. La collection d'Ivan, installée dans l'hôtel particulier moscovite de la rue Pretchinstenka (devenue rue Kropotkine), constitua de 1923 à 1948 le joyau du Musée du Nouvel Art occidental (GMNZI), conjointement avec la collection Chtchoukine depuis 1928. Déjà des étrangers viennent admirer ces collections : en 1928 justement c'est Alfred Barr qui s'extasie sur les Gauguin collectionnés par les Morozov. En 1948, l'administration soviétique décida de fermer ce musée ; ses collections furent réparties entre le Musée Pouchkine de Moscou et l'Ermitage à Saint-Pétersbourg, sans respecter les ensembles constitués pour ou par certains artistes, comme les toiles peintes par Matisse au Maroc en 1912-13. Entre les deux guerres, certaines œuvres avaient été vendues en Occident par le régime soviétique à la recherche de devises, et d'autres envoyées à des musées de province.
• Natalia Semionova : Les frères Morozov. Collectionneurs et mécènes. Traduit du russe par Michèle Kahn. Solin/Actes Sud, 2021, 313 pages. Ce livre comprend de nombreuses illustrations en noir et blanc.
Le lecteur aura sans doute envie de regarder les tableaux que Mikhaïl et Ivan Morozov ont collectionnés. Pour cela il existe un site dédié à Ivan Morozov (site Morozov). Le site couvre la collection de tableaux, l'escalier décoré par Bonnard et le Salon de musique décoré par Maurice Denis sur le thème de Psyché et Amour.
D'autre part, le "Musée du Nouvel Art occidental" installé dans l'hôtel particulier d'Ivan Morozov revit grâce à Internet. Ses collections sont à retrouver sur le site (NeWestMuseum) regroupant principalement les achats de Serguei Chtchoukine et d'Ivan Morozov.