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Ce petit livre d'histoire est fondé sur un paradoxe : comment un ancien SS, symbole d'un régime hostile à la liberté, est devenu après 1945 « le penseur d'un management non autoritaire ».
L'historien, grand spécialiste français du nazisme, reprend l'étude du pouvoir hitlérien analysé comme une polycratie où les diverses administrations et agences publiques patronnées chacune par un compagnon de route du Führer sont en compétition pour satisfaire ses volontés. Parmi ces institutions, le SD de la SS a recruté des diplômés qui ont été amenés à repenser l'administration allemande en fonction de la conquête du Lebensraum : il faudrait faire plus avec moins d'effectifs. Donc mieux s'organiser. La hiérarchie habituelle, trop bureaucratique, les a conduits à opter pour un système de délégation où ils ont voulu voir l'application de la « liberté germanique » par opposition à l'habituelle organisation verticale et hiérarchique, héritage absolutiste de l'Etat romain et désormais dépassé.
En même temps, le souci de satisfaire les travailleurs de la communauté du peuple, ou Volksgemeinschaft, découlait de l'intention d'éviter les tensions sociales et les risques politiques qui en résulteraient. « La pérennité du pouvoir ne sera pas assuré par la simple alliance de la matraque et du microphone, du mirador et de la propagande. Il faut plus, et bien plus, pour impliquer et motiver une population à travailler, puis à combattre et à tuer » explique Johann Chapoutot. Le mérite doit être récompensé. C'est le but de l'organisation KfD, Kraft durch Freude et de l'amélioration des conditions de travail jusqu'en 1940. Après la déroute et l'effondrement de 1945, certains de ces enseignements ne seront pas perdus.
En effet, beaucoup d'anciens SS, passés par des procédures de dénazification après 1945, ou camouflés sous une nouvelle identité, ont eu une vie professionnelle sous la République fédérale en raison de leurs compétences. Chapoutot en cite plusieurs comme exemples, et en particulier Reinhard Höhn (1904-2000) qui avait enseigné à l'université de Berlin sous le nazisme avec grade de général SS. N'ayant pas de sang sur les mains, il a bénéficié de la loi d'amnistie du 31 décembre 1949. L'heure de la reconstruction étant venue, Reinhard Höhn s'est lancé grâce à son réseau d'anciens SS dans la création d'une business school à Bad Harzburg avec un enseignement novateur pour l'époque : le « management par délégation de responsabilité ». La paradoxe est que Höhn s'est inspiré de la réforme de l'armée prussienne par Scharnhost en 1807 qui a formé les sous-officiers à accomplir leur mission avec une relative liberté de moyens — d'où l'explication du titre : libres d'obéir.
Le modèle de management mis à l'honneur par Höhn a fortement contribué au succès de l'économie ouest-allemande puisque 200 000 cadres ont été formés par Höhn et ses équipes entre 1956 et 1972. Il va sans dire que ledit Höhn avait été « assez sagace et habile pour renoncer à ce qui l'animait et à ce qu'il affirmait avant 1945 sur les “sous-hommes”, les allogènes et les juifs ». Même la Bundeswehr a envoyé des officiers en stage dans cette Akademie für Führungskräfte , du moins jusqu'en 1972 date à laquelle le passé nazi de Höhn a été dévoilé par la presse.
Le “miracle économique” ouest-allemand a donc profité de ce « management par délégation de responsabilité », en harmonie avec la cogestion et l'économie sociale de marché pour reprendre les formules de l'époque. Les recettes de management ultérieures, comme celles de Peter Drucker, n'en seraient selon l'auteur qu'une simplification.
• Johann Chapoutot : Libres d'obéir. Le management du nazisme à aujourd'hui. Gallimard, nrf essais, 2020, 169 pages.