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Le roman se passe au XXe siècle en Afrique subsaharienne. Six veillées durant, accompagné de son assistant Tiécoura, le sora Bingo — le griot musicien de la confrérie des chasseurs — « louange » Koyaga, l'homme au totem faucon, tout à la fois président, général et dictateur de la République du Golfe. Comme on l'apprendra bien plus tard, trente ans de dictature viennent de conduire le pays à une situation apocalyptique. Privé des pouvoirs magiques de Nadjouma sa mère et de Bokano son marabout, qui lui assuraient jusqu'à présent la vie et la victoire, Koyaga tente de reprendre le contrôle du pouvoir. La solution est conforme à la tradition : « faire dire votre geste purificatoire de maître chasseur, votre donsomana cathartique par un sora, un griot des chasseurs et son répondeur. »

 

Le roman s'inspire donc des grands récits des griots. Périodiquement, le récitant fait une halte, alors le sora et son répondeur se livrent à un intermède musical endiablé que le maître clôt par des réflexions. S'ouvre alors un nouveau chapitre sur de prétendues sentences africaines et l'annonce d'une thématique : la vénération de la tradition, la mort, la prédestination, le pouvoir, la trahison...

 

 

Au début il y a les « hommes nus », tous chasseurs et lutteurs comme Tchao, le père de Koyaga. Si nus et sauvages qu'ils ne semblaient même pas colonisables. Mais vint la guerre et le recrutement des tirailleurs dits sénégalais. Tchao en fut. Il revint de Verdun auréolé du prestige de plusieurs médailles militaires. Pour les arborer, plus possible de redevenir un homme nu. Il transgressa donc la tradition. Mais, fier de ses médailles, il résista à l'exploitation coloniale de ses montagnes et mourut en prison. Son fils Koyaga suivit sa carrière militaire, participant au conflit indochinois. Riche de ses exploits il rentre au pays et s'intéresse à son avenir politique. « La communauté avait réussi partout, sauf en République des Monts où régnait l'homme en blanc au totem lièvre... » — on reconnaît ici l'allusion à la Guinée de Sékou Touré qui vota en 1958 contre le référendum de De Gaulle. En effet ce roman africain qui se donne d'emblée l'air d'un conte est une évocation de l'histoire post-coloniale de l'Afrique francophone.

 

Au début de son indépendance, la république du Golfe est gouvernée assez démocratiquement par le président Fricassa Santos qui n'a pas l'authenticité des chefs issus de la brousse. Il refuse d'enrôler Koyaga dans son armée parce qu'il a servi dans les guerres coloniales. Qu'importe ! Grâce aux sortilèges et aux assassinats, Koyaga prend le pouvoir avec un groupe de conjurés, assassine Santos, et règne en despote, entouré de ses gardes du corps, les terribles « lycaons ». En prenant la maison de la radio il découvre en Maclédio un personnage à sa mesure, à qui est consacrée la troisième veillée. Maclédio a parcouru l'Afrique en cherchant un maître spirituel : après bien des aventures tragiques ou hilarantes en visitant plusieurs ethnies, il a enfin trouvé Koyaga...

 

La veillée suivante est la plus explicite si l'on considère que l'écrivain ivoirien a consacré son roman à faire le portrait des principaux dictateurs africains de son époque. Devenu dictateur, Koyaga honore les invitations de ses semblables. « Tiékoroni, le maître de la République des Ebènes » qui avait le caïman pour totem, donne de bons conseils à son nouveau collègue : il le met en garde contre le fait de séparer la caisse de l'État de sa caisse personnelle. « Il n'y a pas d'avenir et d'autorité en Afrique indépendante pour celui qui exerce le pouvoir suprême s'il ne s'affiche comme le plus riche et le plus généreux. » En même temps il lui montre la prison prévue pour ses amis et ses proches : Tiékoroni passait pour le Sage de l'Afrique.

Boussouma — en malinké : puanteur d'un pet — prend le relai. Lui, il s'est fait empereur tout seul, c'est l'homme au totem de hyène, il règne sur la République des deux fleuves : le propos d'Ahmadou Kouroumé est de moins en moins masqué au fil des pages ! Ensuite c'est l'homme au totem de léopard, potentat de la pire espèce qui prend en main la formation du nouveau despote. Après avoir ruiné sa République du Grand Fleuve, l'homme-léopard a choisi d'appliquer les recettes du libéralisme : que chacun aille creuser le sol pour en sortir les richesses minières ! Le lecteur conviendra que la recette a continué sous ses successeurs.

 

La cinquième veillée fait l'inventaire des attentats et complots contre Koyaga et des répressions sanglantes qu'il dirige. Et puis viennent les grandioses et assommantes festivités du trentième anniversaire de son accession au pouvoir : à son tour la République du Golfe est ruinée, mais la guerre froide est finie, les dictateurs africains n'ont plus rien à attendre de l'Ouest ni de l'Est. François Mitterrand le leur a bien dit à la conférence de La Baule en 1990 : établissez la démocratie et débrouillez-vous ! C'est ainsi que se déclenche la catastrophe finale. Mais s'il faut passer par le suffrage universel pour reprendre la direction des affaires, eh bien, on ira jusqu'à faire voter les bêtes sauvages ! D'ailleurs Koyaga ne leur avait-il pas créé un immense et merveilleux parc naturel national en brûlant les villages pour faire déguerpir les paysans ? Le mystère plane longtemps sur la possibilité d'une identification de cette république mais l'auteur fournit assez de précisions (superficie du pays, chronologie politique) pour qu'on finisse par comprendre de quel dictateur il s'est inspiré.

 

Vous l'aurez compris le discours sarcastique d'Ahmadou Kourouma n'épargne personne. Son afro-pessimisme vaut bien celui de l'africaniste Stephen Smith dans Négrologie.

 

Ahmadou Kourouma : En attendant le vote des bêtes sauvages. Seuil, 1998, 357 pages. Réédité dans la collection Points.

 

Tag(s) : #AFRIQUE, #LITTERATURE FRANÇAISE
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