/image%2F0538441%2F20210615%2Fob_700326_m02072829526-large.jpg)
Ce n'est pas le moulin sur la Floss mais Benjamin Trotter et sa sœur Lois s'entendent à merveille. Le roman de Jonathan Coe débute dans un moulin sur la Severn près de Shrewsbury. Non, il n'y aura pas de crue destructrice... Si tout finit dans un autre moulin, près de l'Isle-sur-Sorgue, c'est qu'entre temps ces deux personnages ont choisi de dire « Merde au Brexit ». Autant dire que le moment des années 2012-2018 façonne l'intrigue et s'impose aux personnages du roman — largement repris de Bienvenue au Club et de Le Cercle fermé — Jonathan Coe poursuivant avec talent sa chronique de l'Angleterre contemporaine.
Si le spectacle grandiose de l'ouverture des Jeux Olympiques sert d'apothéose à la première partie du roman, l'annonce par David Cameron du référendum pour ou contre le maintien dans l'UE révèle progressivement de multiples tensions au sein de la société anglaise résumée par le petit monde qui gravite autour de Benjamin et de Lois. Et en particulier, Sophie, la fille de Lois, tient une place décisive dans les aventures de nos Anglais. Devenue historienne de l'art, elle vit entre Birmingham et Londres, entre la vieille Angleterre industrielle en ruines symbolisée par la chanson Adieu to Old England de Shirley Collins et la ville-monde multiculturelle dominée par les financiers de la City. La puissance industrielle n'est plus qu'un fantôme. Colin, le père de Benjamin peine à accepter la disparition de l'usine automobile où il travaillait ; elle a laissé place à un gigantesque mall et à des lotissements.
———————
Le romancier a remarquablement décrit cette fracture sociale et mentale qui traverse tout l'être intime du pays. De multiples cas de tension se retrouvent tout au long du roman.
Ian, le moniteur d'auto-école que Sophie rencontre dans un stage destiné à racheter son excès de vitesse appartient par sa mère, Helene, à cette Angleterre de tradition xénophobe. Elle ne s'apitoie pas sur le sort d'une employée de maison venue d'Europe de l'Est quand celle-ci est victime de racisme à la caisse de la supérette. Elle est exaspérée par la promotion de la collègue de son fils : celle-ci ne lui aurait-elle pas été préférée en raison de son origine indienne ?
Durant la croisière de Sophie en Baltique c'est la diatribe d'un passager xénophobe. Dans l'entretien de Benjamin avec une journaliste suite à la nomination de son roman Rose sans épine dans la liste du Man Booker Prize, c'est la mention qu'il est le seul auteur blanc de la liste.
Malgré sa préférence progressiste, Sophie se retrouve impliquée dans son université par la plainte abusive d'une étudiante militante fondée sur le respect des minorité sexuelles.
Pour couronner le tout, la question du Brexit sert d'amplificateur des tensions et des malaises. Le conseiller du Premier Ministre que Doug rencontre régulièrement pour ses éditos persiste à ne pas reconnaître la légèreté de la démarche référendaire. Quand le vote « leave » l'emporte, que Cameron démissionne et que Theresa May lui succède, il en arrive à confesser que la situation vire à la catastrophe et avoue préparer sa sortie du monde de la politique — alors que d'autres envisagent d'obtenir un passeport irlandais, ou de s'expatrier en France pour garder le bénéfice de la citoyenneté européenne.
La critique du libéralisme depuis 1979 est enfin reprise comme une conclusion de ce cycle romanesque.
L'opposition économique et mentale entre Londres et l'Angleterre profonde, — la « Middle England » du titre original — rappellera au lecteur français la polémique sur la « France périphérique » de Christophe Guilluy. Témoin de son temps et auteur engagé, Jonathan Coe peut aussi rappeler à d'autres lecteurs les romans d'Iris Murdoch.
• Jonathan COE. Le cœur de l'Angleterre. Traduit par Josée Kamoun, Gallimard, 2019. Folio en 2021, 598 pages.