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Célèbre pour son Livre de l'Intranquillité, Fernando Pessoa s'est inventé de nombreux hétéronymes, mais dans ce recueil de dix nouvelles inachevées c'est un personnage qui peut-être lui rassemble qu'il a inventé : Abilio Quaresma. Figurons-nous un docteur en médecine qui n'exerce pas, qui se passionne pour les charades et les crimes insolubles. Ce vieux célibataire mal habillé qui fume sans arrêt des cigares Peralta bon marché, c'est à lui que recourt le commissaire Guedes quand son enquête foire et s'enlise. Quaresma ne va pas enquêter à la loupe sur les lieux des crimes, non, il s'accroche à quelques faits bien établis, interroge les policiers, et produit des vérités auxquelles Guedes et ses flics n'avaient pas songé. Il sort tout de son raisonnement, ce qui donne des entassements de ratiocinations rhétoriques exaspérantes — principalement dans la première nouvelle — ou des morceaux de bravoure à la limite du ridicule, de l'incroyable et du comique.
Ces histoires partent toutes de situations impossibles, comme celle du docteur Gomes qui disparaît dans l'escalier de l'immeuble où il est appelé en consultation. Peut-être avait-il préparé lui-même sa disparition... Mais dans la plupart de ces énigmes policières, les enquêteurs hésitent entre suicide, accident et assassinat et Abilio Quaresma vient en renfort pour, uniquement par le raisonnement, faire jaillir la vérité alors que l'enquête piétine : car « ...dans cette affaire tout est logique par petits bouts, mais en fin de compte on ne sait rien de façon certaine ».
La longue nouvelle qui ouvre le recueil a de quoi rebuter le lecteur. Détenteur des plans d'un sous-marins et d'une forte somme d'argent, Vargas (L'Affaire Vargas) a été tué peu après sa visite à un officier de marine, le commandant Mendes, et avant un rendez-vous sur la route de Benfica avec le nommé Borges. Quaresma prend un plaisir extrême à détailler les hypothèses sur le vol, sur l'état mental de l'assassin, etc. Mais il n'est pas sûr que le lecteur — même motivé — puisse encaisser toutes ces cascades d'hypothèses successives...
Le Parchemin dérobé, qui vient ensuite, est en revanche une pure merveille. Chez le collectionneur Jacinto Correia un précieux parchemin qui illustre sa généalogie a disparu du luxueux coffret qui le contenait. L'objet se trouvait dans une salle soigneusement fermée à clef. Toutefois, un serrurier avait fréquenté les lieux en simple visiteur, Correia s'en souvient et s'en inquiète. Mais le soupçon de vol ne portera pas sur lui : il ne portait nul intérêt aux vieux parchemins. Par contre le coffret que Correia avait longuement marchandé ne manquera pas de fournir une piste à Quaresma.
Dans ces énigmes les portes fermées à clef, les serrures et leurs clefs prennent une place si forte qu'un psychanalyste y verra matière à réflexion ! Dans Le Parchemin dérobé Correia portait toujours sur lui la clef de son musée, mais ça ne suffit pas pour que son musée puisse rester inviolé.
Dans une autre nouvelle, un nommé Mateus est démasqué pour avoir le double de la clef de la serrure ouvrant la chambre d'hôtel où l'ouvrier bijoutier s'est suicidé — ou a été assassiné — alors que les témoins louaient son action.
Dans La lettre magique un pli confidentiel destiné à Simas, visiteur revenu d'Angola, est placé à son intention sur un guéridon dans le salon fermé à clef. Le couple est sorti mais a confié à la bonne restée seule le soin de recevoir Simas. A l'arrivée du voyageur la lettre a mystérieusement disparu, sans qu'il y ait eu intrusion. Or la bonne n'est pas coupable...
Le Vol au domaine Das Vinhas concerne de l'argent ou des documents volés dans un coffre-fort d'exploitation viticole. Les chiens ont été empoisonnés pour faire croire à une action venue de l'extérieur. L'histoire du Vol à la banque de Galice est une autre affaire de serrures et de portes blindées : la salle des coffres a été pillée ; le lecteur ne comprendra guère les détails du vol et retiendra surtout que le voleur confesse : « Je n'ai commis qu'une erreur. J'ignorais qu'il pouvait y avoir au monde, et qui plus est dans notre pays, un docteur Abilio Quaresma... »
Oui, c'est un surhomme, un superhéros. Nul ne peut rivaliser avec lui... Il trouve toujours la clef de l'énigme.
• Fernando Pessoa. Quaresma déchiffreur. Traduit du portugais par Michelle Giudicelli, préface d'Ana Maria Freitas. Christian Bourgois, 2010, 540 p.