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Quand Pierre Nora a décidé de mettre fin à l’aventure du Débat en 2020, c’était révélateur d’un tournant dans la vie intellectuelle française, voire un signal d’alerte. Les sciences humaines y sont désormais atteintes par une maladie contagieuse qui empêche le débat d’exister. Sous l’effet d’idéologies de combat venues d’Outre-Atlantique, l’universalisme républicain né des Lumières est combattu avec succès par les fatwas d’un « nouveau sectarisme ». L’Al-Qaida de ces nouveaux Ben Laden s’est forgé dans les universités américaines, puis a essaimé vers les universités européennes et françaises. Lointains disciples radicaux de Bourdieu, Derrida et Foucauld, ils ont gauchi la doxa de la sociologie critique et désormais aucun domaine de la vie des idées n’est épargné par les ravages de la nouvelle intolérance. Le mal a déjà franchi les murs des universités, il s’est infiltré dans les médias et a infecté même la vie quotidienne. Voilà en quelques mots ce que les lecteurs pressés retiendront de l’ouvrage remarquable de la journaliste du Figaro.

 

En réalité, Eugénie Bastié a eu le mérite de faire un tour d’horizon complet et honnête du champ intellectuel français avant de nous proposer des constats amers. Son enquête porte principalement sur l’actualité et les vingt dernières années, et au besoin remonte jusqu’au cœur du XXe siècle, à Sartre et Aron par exemple, pour trouver des précédents aux tensions intellectuelles du présent. La première partie intitulée Du Débat au Combat constate que de plus en plus souvent la liberté de penser et de s’exprimer est remise en cause : des exemples concrets illustrent les interdictions, les menaces et abus dont ont été victimes des penseurs comme Sylviane Agacinski, Elisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, ou encore Michel Onfray parce qu’ils n’adhèrent pas à l’idéologie sectaire qu’elle soit celle du féminisme extrémiste ou d’autres radicalismes.

 

En dehors de ces conflits de personnes, l’essai d’Eugénie Bastié explore avec soin la grave question de la rupture entre les intellectuels ancrés dans une gauche rétrécie, repliée sur elle-même, et le grand public acquis aux intellectuels médiatiques, un fossé qui se creuserait dangereusement. Mais, entre le progressisme radical flanqué de l’islamo-gauchisme, et le libéralisme souvent décrié par l’ajout du préfixe néo, l’essayiste voit se dessiner deux groupes de “résistants” — c’est Le grand retournement. D’une part d’anciens intellectuels de gauche qui ne sont plus reconnus comme tels par les nouveaux sectaires de gauche, ainsi Jacques Julliard, Mona Ozouf, Alain Finkielkraut, Pierre Nora, Marcel Gauchet ou Marc Fumaroli... tous défenseurs de l’identité culturelle française et de l’idéal républicain hérité du dix-huitième siècle et de la Révolution, avec aussi Régis Debray — dont l’auteure se plait à citer cette sentence acide « La démocratie, cest ce qui reste de la République quand on éteint les Lumières ». D’autre part les représentants d’un « populisme intellectuel », tels Jean-Claude Michéa, Christophe Guilluy « le géographe des gilets jaunes », ou encore Michel Onfray « le tribun de la plèbe », très hostile au parisianisme, mais dont les conférences et les livres ont amené tant de Français à s’intéresser à la philosophie.

 

Très percutante, la dernière partie de l’essai examine Les nouvelles fractures intellectuelles : l’histoire coincée entre le roman national et la « fable multiculturaliste », la « dérive hyperculturaliste » d’une certaine sociologie pour qui tout est construction sociale au service des dominants, la radicalisation du féminisme, et l’entrisme de la race à l’université, dernière forme de combat contre l’égalité républicaine. Pour Eugénie Bastié, tout cet ensemble constitue « une nouvelle trahison des clercs » et un progrès de l’intolérance. Bref, le débat intellectuel a fait place à une forme de guerre civile. 

 

Eugénie Bastié : La guerre des idées. Enquête au cœur de l’intelligentsia française. Robert Laffont, 2021, 300 pages. Avec une bibliographie riche d’ouvrages représentatifs de tous les camps en présence.

Sur le même sujet :
Les études postcoloniales, un carnaval académique par Jean-François Bayart.

 

Tag(s) : #FRANCE, #ESSAIS
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