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Après Les Répétitions qui nous emmenaient sur la piste des Vieux Croyants dans la Russie du Temps des Troubles, Vladimir Charov confirme sa passion pour la foi orthodoxe dans ce roman dont le titre est clairement évangélique (Matthieu, 18-3). Simplement le regard de l'écrivain se tourne en même temps vers le siècle du communisme russe.

 

Un narrateur anonyme — jusqu'à ce que son prénom, Dima, apparaisse peu avant les scènes finales — se penche sur un passé de relations complexes avec ses proches. « J'avoue que le récit qui va suivre contient beaucoup trop de lignes narratrices. Emmêlées, parcellaires, elles formaient un tel écheveau que j'ai mis bien longtemps à trouver le fil qu'il convenait de tirer » avoue le narrateur (page 29). Essayons d'y voir un peu clair dans cette ténébreuse affaire.

 

 

Doussia est la marraine du narrateur et une amie des Zviaguintsev, Vassia et Irina, des scientifiques et aussi des croyants, des Vieux Croyants plus précisément. Le récit commence en 1970 avec la mort de Sachenka, la fille de ce couple, que les prières de Doussia ont expédiée au paradis. Etonnante Doussia qui, devenue veuve, a passé sa vie à se faire confesser par les moines, comme Nikodim qu'elle a rejoint à l'autre bout du pays au temps de la guerre civile, jusqu'à Khabarovsk, et avant lui l'évêque Amvrossi, tous victimes de la Tchéka, emprisonnés et déportés loin de Moscou. La foi orthodoxe était-elle assez forte pour lutter contre la révolution ? Cela paraissait impossible, et pourtant on voit bien aujourd'hui qu'elle a survécu au communisme. Comme si, dans un plan secret, les tchékistes avaient travaillé à fortifié l'âme russe !

 

Mais revenons à Doussia alias Evdokia, mariée à un aristocrate, le prince Igrenev. Militaire sur le front du sud il y perd la vie en 1917 dans l'explosion d'un train de munitions. Elle se sent coupable d'avoir poussé son mari à obtenir un poste contre les Turcs plutôt que contre les Austro-Allemands. Elle a un frère, Pavel, que la guerre civile conduit à prendre le parti des Blancs, et ceux-ci battus, de rêver quand même à une croisade anti-bolchevique, rêve qui lui sera fatal. De là vient sans doute son projet d'orienter son fils Serioja vers la vocation ecclésiastique. Pas tout de suite, qu'il connaisse un peu la vie, recommande le moine Nikodim. Survivant à la grande guerre patriotique, Serioja choisit les arts, il projette des fresques pour une église qui a résisté au règne de Staline ; il dessine pour les ethnologues que l'on envoie étudier les Samoyèdes du delta de la Lena, les Enets. Le narrateur et Serioja partagent l'intérêt pour ces peuples autochtones de Sibérie, ce qui les a confrontés à l'histoire d'un certain Evlampi Peregoudov qui après une campagne contre les Tcherkesses et une vie entachée de crimes s'est fait missionnaire, leur apôtre Paul en somme, les a convertis à l'orthodoxie et a tué leur chaman. Plus tard, dans les années 70, Serioja choisit — enfin ! — de se faire ermite au bord d'un marécage hanté par les moustiques et les taons dans la région du Valdaï.

 

Et du côté des révolutionnaires, voici Lénine dont la santé décline après l'attentat de 1918, qui retombe en enfance et qui se prend tardivement d'amour pour les enfants, les orphelins que ce nouveau temps des troubles a produits. Dans leur « commune » fondée sur les terres de Gorki, le voilà qui souhaite retrouver Dieu et envoyer ces jeunes gens jusqu'à Jérusalem pour le rachat des âmes tuées par l'époque terrible. Kroupskaïa, Dzerjinski et même Trotski se retrouvent mêlés à l'affaire. Mais ces jeunes gens, orphelins et Enets, n'iront pas au-delà de la vallée du Pripiat pour les uns, et des rives de la mer Noire pour les autres.

 

Et puis il y a ce professeur Ichtchenko qui décortique en cours, devant ses élèves orphelins, la vie de Lénine, ici qualifié de Guide, ses rapports tumultueux avec ses médecins, sa bienveillance pour les orphelins, dont certains sont sourds, et qui forment la nouvelle classe élue car « un peuple innocent de tout péché ». La Kroupskaïa elle-même se retrouve entraînée dans cette conversion des révolutionnaires : « Ce n'est pas par vous, les bolcheviks, que tout a commencé. Le Seigneur est le premier à avoir travaillé six jours, puis à s'être reposé, scientifiquement, le septième. »

 

L'incipit évoque une représentation d'une œuvre de Rimski-Korsakov au théâtre Mariinsky : la légende de la Ville invisible de Kitège, légende que l'on a déjà rencontrée dans le roman de Melnikov-Petcherski, Dans les forêts.

A la fin de son immense livre, Charov reprend cette légende de Kitège dans une “mise en scène” grandiose et mystique où défilent tous les acteurs de son roman. Comme une prière pour les morts, comme une litanie. Un livre hors du commun...

 

 

Vladimir Charov : Soyez comme les enfants Ou vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux... Traduit du russe par Paul Lequesne. Louison éditions, Paris, 2016, 489 pages. 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE
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