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Ce livre magnifique est le dernier ouvrage de Stefan Zweig, son testament en quelque sorte. Après avoir rencontré Bernanos et posté l'ouvrage à son éditeur, il s'est en effet suicidé le 22 février 1942. Ce livre nous montre les moments marquants dont il a été témoin, accorde une large place aux personnalités qu'il a rencontrées, et illustre les valeurs d'un intellectuel européen convaincu.

 

Zweig témoin de son temps

Né en 1881 dans un ménage aisé de la bourgeoisie juive viennoise, Stefan Zweig s'est d'abord intéressé à la poésie et il publie un premier recueil alors qu'il est encore étudiant, résidant à Vienne puis à Berlin.

Comme la plupart de ses insouciants compatriotes il ne croit pas que la guerre puisse éclate malgré une série de tensions internationales. La déclaration de guerre de l'été 14 le surprend en villégiature sur les plages de Belgique en compagnie d'Emile Verhaeren et James Ensor. Par le dernier train belge vers la Rhénanie, il rejoint Vienne où l'on n'avait pas été énormément choqué par l'assassinat de François-Ferdinand le mal aimé en comparaison du prince Charles qui accédera au trône impérial en 1916.

 

L'esthète de la Belle Epoque ne fera pas la guerre comme combattant. Envoyé en mission en Galicie pour collecter des affiches de propagande russe, il découvre les ravages de la guerre sur les corps et les villes. Passé en Suisse pour la représentation de sa pièce biblique Jérémie, il côtoie alors les pacifistes venus de l'Europe entière et notamment Romain Rolland. La paix revenue, il s'installe dans une maison proche de Salzburg choisie pour le calme favorable à la création.

 

Il décrit très bien l'immédiat après-guerre marqué en Autriche, comme en Allemagne, par le choc d'une défaite amplifiée par les traités. L'hyperinflation ruine un pays séparé de ses provinces et de ses industries. La misère, les pénuries ne l'empêchent pas de créer dans le contexte innovant des années Vingt. Il montre à la fois les excès et les aubaines. A partir de 1924, s'ouvre une décennie heureuse pour Zweig dont les essais rencontrent le succès : selon son éditeur il est devenu vers 1930 l'auteur le plus traduit.

 

Depuis Salzburg il est un témoin — atterré — de l'essor du nazisme. Comme Jérémie son personnage de théâtre, il ne convainc guère ses contemporains juifs de l'imminence du danger. Zweig sera donc parmi les premiers à quitter l'Autriche, au début 1934 après une perquisition à son domicile. Parti sans sa femme, sans ses collections de manuscrits et d'autographes, il entreprend une œuvre d'écrivain exilé en Angleterre. Là, il témoigne de l'incompréhension — pratiquement jusqu'en 1939 — du danger que représente Hitler. Devenu apatride après l'Anschluß, l'auteur regrette le temps d'avant 1914 quand on franchissait librement les frontières sans passeport, et devoir quémander des papiers à l'administration anglaise l'humilie. Zweig termine ce livre de souvenirs sur son second mariage et sur le choc de la déclaration de guerre de septembre 1939. Il n'aborde pas le départ pour les Etats-Unis puis le Brésil où cet ouvrage a été rédigé.

 

Zweig au milieu des écrivains

Publiant ses premiers textes dans le journal viennois Neue Freie Presse dont le rédacteur était Theodor Herzl, il n'en a pas partagé le projet sioniste et comme ses parents, il n'a jamais été un juif pratiquant. Voilà un point commun avec Sigmund Freud, qu'il a connu à Vienne et qu'il retrouve en exil à Londres, malade, avant d'assister à ses obsèques.

S'il ne fréquente pas la synagogue, Zweig côtoie un grand nombre de personnalités de son siècle. Jeune poète il se lie d'amitié avec Rainer Maria Rilke et Emile Verhaeren. Par hasard, il rencontre Haushofer, le père de la géopolitique, sur le paquebot qui les mène en Inde (p.251), et précise qu'il ne fut jamais l'ami de Hitler contrairement à certaines rumeurs, les nazis ayant seulement “récupéré” son idée d'espace vital.

Surtout il se constitue un réseau parmi les auteurs, notamment français, qu'il a parfois rencontrés à Paris avant 1914 comme Romain Rolland, son cher modèle, mais aussi Georges Duhamel, Jules Romains ou encore Georges Bernanos qui sera le dernier à le voir vivant en 1942 au Brésil à Petropolis.

Parmi les auteurs britanniques, il se souvient de James Joyce qu'il a côtoyé à Zurich en 1916 ou 1917 comme d'un auteur qui tient à se dire irlandais et non pas anglais. Installé à Londres dès 1934, Zweig reproche aux auteurs anglais d'avoir peu de relations suivies avec leurs homologues du continent, comme une sorte de Brexit culturel avant l'heure, mais Wells et Shaw ont droit à une présentation avantageuse. Zweig avoue son admiration pour les grands romanciers : pour Balzac, pour Dostoïevski, pour Gorki enfin qu'il rencontre au soir de sa vie à Sorrente.

Ayant abandonné la poésie, Zweig tient à donner l'impression d'un essayiste et d'un biographe sérieux. Concernant l'écriture, il affirme : « élaguer est la partie la plus agréable de mon travail». Et d'ajouter : « Je ne me plains pas de voir que sur deux mille pages écrites mille huit cent atterrissent dans la corbeille ». C'est à cette rigueur dans l'écriture et la réflexion que l'on doit de lire encore ses nouvelles Amok, ou La confusion des sentiments et ses essais biographiques comme son Montaigne ou son Fouché.

 

La Culture, la Paix, l'Europe

Zweig considère d'emblée que c'est sa culture juive qui la conduit à une vie intellectuelle brillante. « On suppose généralement que s'enrichir est vraiment le but typique que tout Juif se fixe dans la vie. Rien n'est plus faux (…) son idéal immanent est de s'élever dans la sphère de l'esprit, à un niveau culturel supérieur ». Exemples pris sur Warburg ou Cassirer, « tous obéissaient à la même impulsion inconsciente : se libérer de ce qui avait étriqué le judaïsme ». Cette « suprématie de l'esprit » (p. 38) lui tient à cœur et son éducation l'a favorisée.

Le séjour en Suisse durant la Première guerre mondiale le voit développer son idéal pacifiste. Il s'enthousiasme pour l'essai de Roman Rolland Au-dessus de la mêlée. Par contre Barbusse l'a déçu en se rangeant dans le camp bolchevique. Zweig n'a pas donné suite à l'invitation de Lénine, autre exilé de Zurich, de le suivre à Petrograd. Son marxisme l'indisposait.

L'Europe et la Paix, ce sont les valeurs dignes d'être défendues. D'ailleurs le ton est donné dès le premier chapitre qui encense — peut-être exagérément la Belle Époque — en la présentant comme « l'âge d'or de la sécurité ». Humaniste européen, il a écrit un livre sur Érasme comme sur Tolstoï qui représentent pour lui ces deux idéaux, l'Europe et la Paix. Bien qu'il ne cite ni Aristide Briand ni Koudenhove-Kalergi, il faut donc ranger Stefan Zweig comme l'un des piliers du projet européen. « Ce fut un vrai bonheur pour moi, dont la pensée avait pris d'emblée une orientation européenne supranationale, de voir qu'à présent des éditeurs s'adressaient aussi à moi de l'étranger... » (p.420).

Le cosmopolite, le « citoyen d'une république universelle », devient — et c'est logique — la cible des nazis. En 1934 quand les étudiants nazis téléguidés par Goebbels montrent en les brûlant « l'indignation que leur causaient nos livres », il dit avoir ressenti son destin « comme un honneur plutôt qu'une honte, en le partageant avec des contemporains aussi éminents que Thomas Mann, Heinrich Mann, Werfel, Freud, Einstein et tant d'autres… » (p. 477).

 

Bref, lire Le Monde d'hier, est un bon rappel historique et culturel des années 1900-1939.

 

Stefan Zweig. Le Monde d'Hier. Souvenirs d'un Européen. Traduit par Dominique Tassel. Folio essais, 2016, 590 pages. Existe aussi dans le tome II de ses œuvres dans la Pléiade.

 

Tag(s) : #LITTERATURE ALLEMANDE, #AUTRICHE, #HISTOIRE 1900 - 2000
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