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     Relire Sciascia... Autant commencer par sa première œuvre publiée en 1956 et qui exploite ses premières années d'enseignement comme instituteur à Racalmuto, petite ville proche d'Agrigente. Dans ce récit documentaire qui tient à la fois de l'enquête sociologique et de l'autobiographie, Leonardo Sciascia lève le voile sur la façon dont la cité de son enfance a vécu sous le Ventennio fasciste et, plus longuement, décrit la misère de l'après-guerre, en même temps que les luttes politiques locales entre 1945 et 1955. Dans ce volume, Les paroisses de Regalpetra est suivi de Mort de l'Inquisiteur, une enquête qui éclaire l'histoire de Racalmuto sous les Bourbons et qui illustre l'intérêt de cet auteur pour la matière historique.

 

     Racalmuto est à peine masquée sous le nom inventé de Regalpetra. Quand Sciascia se met à écrire sur sa bourgade, celle-ci compte environ douze mille habitants et se divise en quatre paroisses, d'où le titre, qui est aussi une manière d'indiquer l'importance du clergé et le poids de la religion dans la vie quotidienne. Il n'échappera pas au lecteur que Sciascia, instituteur public, n'est pas tendre envers les hommes d'Église ! Mais son ironie reste toujours contenue et d'ailleurs respectueuse à l'égard d'à peu près tous les personnages de son récit.

 

     Son poste d'instituteur, chargé régulièrement d'une classe de redoublants, était un formidable observatoire de la société sicilienne après la chute du fascisme. Ses élèves semblent plus proches de ceux de La guerre des boutons que du Petit Nicolas. L'indiscipline, le désintérêt pour la classe, l'insolence les caractérisent fortement, mais aussi il y a de quoi plaindre ces cancres. En dehors de la classe, beaucoup de ces gamins font des petits boulots pour les borghesi du coin, des courses au marché, du ménage. À peu près tous vivent dans la misère qui touche selon Sciascia un quart de la population, qu'il s'agisse de fils de braccianti, ouvriers agricoles qui parfois ne travaillent que trois mois par an, ou d'ouvriers des mines de sel — ceux des mines de soufre étant mieux payés. Et l'aide sociale est bien chiche.

 

     Même s'il présente sa région natale comme une « arcadie d'où sortait de temps en temps un assassinat », — allusion aux troubles fascistes des années 1920-23 — Sciascia décrit ici une société locale assez peu victime de la mafia — contrairement à des livres ultérieurs. Racalmuto n'était pas caractérisée par les latifundia où s'est enracinée la mafia rurale, sans compter que le préfet Mora avait amené les mafieux de l'île à faire profil bas jusqu'en 1943. À la Libération commença une autre époque, le podesta fasciste de Racalmuto fut remplacé par un maire nommé par les Américains. Puis, la Sicile ayant acquis un statut spécial en1946, la D.C., la Démocratie chrétienne, dut pour gouverner à Palerme former des coalitions qui ne laissaient vraiment à l'écart que les communistes. Sciascia ironise sur cette vie politique d'après-guerre alors que la jeune République n'a pas réalisé de purge systématique des responsables des crimes fascistes, ce qui permet à bien des anciens supporters du Duce, seulement nommé par allusion, de se recycler en démocrates-chrétiens, ou en qualunquisti — une sorte d'apolitisme — tandis qu'apparaissent des partisans de l'indépendance (MSI) et que subsistent des nostalgiques d'un ordre plus ancien, celui de la monarchie des Bourbons. Après tout l'unité avait été faite par les gens venus du Nord, les chemises rouges de Garibaldi, et l'année 1860 marquée par le départ du dernier vice-roi ce n'était pas si vieux pour quelques aristocrates fauchés et galantuomini que l'instituteur côtoyait au Cercle de la Concorde.

 

     Au temps des Lumières, un autre vice-roi, Caracciolo, avait en 1782 fermé les locaux du Saint-Office à Palerme et en même temps fait brûler les archives du combat des inquisiteurs contre les hérétiques, compliquant sans le vouloir le futur travail de Sciascia pour reconstituer l'histoire du moine Diego de La Matina, célèbre enfant de Racalmuto lui aussi. En 1657, après une décennie de conflits avec le Saint-Office en passant par les galères, ce religieux venait d'assassiner l'inquisiteur don Juan Lopez Cisneros ; cela s'était passé dans les geôles de l'Inquisition à Palerme où le moine avait rompu ses chaînes avant une séance de torture. L'année suivante, le 17 mars, ce sera l'autodafé : un grand spectacle édifiant décrit avec précision par un Sciascia voltairien qui s'est plongé avec délices dans la documentation accumulée par d'anciens érudits. Leonardo Sciascia donne l'impression d'avoir trouvé comme un grand frère à admirer en la personne de ce moine né trois cents ans avant lui, hérétique blasphémateur à « l'opinion tenace » et dont l'hérésie restera imprécise, ses écrits et les archives de son procès ayant disparu.

 

     Leonardo Sciascia. Les paroisses de Regalpetra. Traduit par Mario Fusco. Denoël, 1970. Aussi, Folio n°1754, 1986, 307 pages ou tome I des Œuvres complètes chez Fayard.

 

     Sur les prisons de l'Inquisition voir ici.

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ITALIENNE, #SICILE
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