Rescapée des camps Ouïgours en Chine, Gulbahar Haitiwaji témoigne de ce qu'elle y a subi pendant trois ans, de 2016 à 2019. C'est grâce aux nombreuses démarches de sa fille Gulnigar et à l'intervention du Quai d'Orsay qu'elle a pu recouvrer la liberté. Ce livre ne peut laisser indifférent. Même si les media et les réseaux sociaux font désormais état de la situation des Ouïghours, les propos de cette femme bouleversent et donnent à réfléchir.
Depuis 2006 Gulbahar vivait en exil à Boulogne avec son mari Kerim et ses deux filles, Gulhumar et Gulnigar. Mais en novembre 2016 elle reçut un appel de son ancien employeur l'enjoignant de revenir au Xinjiang, son pays, pour remplir des papiers en vue de sa retraite. Car elle n'avait pas démissionné de son poste d'ingénieur dans une compagnie de pétrole. Elle ne flaira pas le piège et n'eut « pas la force de refuser », ne pouvant envisager de laisser sa mère et ses sœurs là-bas pour toujours.
Rattaché depuis 1955 à la République Populaire de Chine, le Xinjiang – « nouvelle frontière » –, riche en pétrole et en diamants, constitue un axe majeur sur les routes de la soie. Musulmans sunnites les Ouïgours pratiquent en majorité un islam modéré ; mais pour le Parti Communiste chinois ils sont sous « l'emprise toxique de la religion » : la région est considérée comme le terreau de l'islam radical et du terrorisme. Reste soit à les siniser, soit à les éradiquer, y compris ceux de la diaspora.
Dès son arrivée Gulbahar fut emprisonnée cellule 202 au prétexte d'une photo où l'on voit sa fille, Gulnigar participer à Paris à une manifestation de l'Association des Ouïghours de France : une « terroriste » aux yeux des Chinois. Au fil des pages on prend la mesure des conditions de détention inhumaines qui ne sont pas sans rappeler celles du goulag en URSS : chaînes aux chevilles, menottes aux poignets, sans cesse sous l'oeil d'une caméra, les détenues mal nourries et privées de toute hygiène subissent violences et humiliations. « Vaccinées » de force, leurs règles disparaissent : en fait stérilisées, droguées elles deviennent « des bêtes abruties » et perdent tout sens critique. Peu à peu dépersonnalisées leur identité disparaît : à leur nom on substitue un numéro matricule. Outre les interrogatoires quotidiens, leur déshumanisation s'accompagne d'un « lavage de cerveau pour un bourrage de crâne » : réciter par cœur chaque matin la liste des interdits, savoir « l'Histoire glorieuse de la Chine » et entonner les chants patriotiques. Peu à peu Gulbahar perd la mémoire et toute notion du temps. On la transfère ensuite à « l'école » pour une « formation », un autre camp en réalité qui rappelle les laogaï ces « centres de rééducation par le travail » où, sous Mao, on internait les détenus après procédure judiciaire. Sauf que dans ces nouveaux camps quiconque a eu « de mauvaises pensées » peut s'y retrouver incarcéré sans jugement. Gulbahar résiste en se réfugiant dans ses souvenirs pour ne pas devenir « un humain jetable ». Mais après un simulacre de procès, condamnée à sept ans de prison, elle devient suicidaire. Peu à peu grâce aux démarches de sa fille, son dossier avance au Quai d'Orsay. On la transfère alors dans une « maison d'arrêt » : elle est un cas particulier, une « espionne» au compte de l'Occident. Gulbahar découvre que la directrice de ce centre est une Ouïghoure comme elle « comme beaucoup d'autres qui ont choisi de sauver leur peau en s'engageant dans la police ». L'auteur a vite compris que mentir c'est survivre même s'il lui en coûte : « il faut mentir pour protéger ceux que vous aimez » lui a conseillé sa tutrice : écrire son autocritique dans le journal intime où chacune est censée reconnaître ses « péchés », déclarer ses « crimes » sinon la police s'en prend aux proches. Gulbahar a bien feint la soumission mais tout en jouant cette comédie elle a su conserver malgré le traumatisme psychologique une grande force intérieure de résilience.
Pourtant, après trois ans, sa libération ne la comble pas. Elle redoute que les siens ne croient pas ce qu'elle a vécu, elle craint pour sa mère et ses sœurs au Xinjiang ; à Paris ses amis se méfient d'elle, de sa bizarre libération comme si elle était devenue une espionne au sein de la diaspora. Gulbahar vit désormais hantée par la culpabilité et la honte. « Un jour je raconterai pour que le monde sache », « c'est mon devoir de Ouïghoure ».
La publication de son terrifiant témoignage, révélateur d'un véritable génocide, la met en danger et fait courir des risques à sa famille : il faut saluer cet acte de courage admirable.
• Gulbahar Haitiwaji avec Rozenn Morgat, Rescapée du Goulag chinois. Équateurs, 2021, 249 pages.
Chroniqué par Kate