Égyptien de naissance, Albert Cossery s'est établi à Paris en 1945 et ne l'a plus quitté. Mais il est resté attaché à son pays natal, la preuve en est, outre Mendiants et Orgueilleux, ce roman moins célèbre mais qui n'en est pas moins un bijou connu des amateurs.
Le romancier fait défiler devant nous une galerie de personnages sympathiques, attachants ou intrigants. Entre d'abord en scène Karim, producteur de cerfs-volants et amoureux d'Amar la jeune prostituée. Il nous mène à Heykal, un esthète fauché servi par un domestique discret qui répond au nom de Siri, imagine de faire la révolution par excès de louanges à l'égard du gouverneur local, tyranneau ridicule qui règne sur la grande cité de la côte, genre Alexandrie. De là on passe chez l'instituteur Urfy, accablé par une vieille maman un peu folle, et par des gamins engourdis par la chaleur, mais indispensable pour la rédaction d'affiches si élogieuses qu'elles doivent en devenir subversives. La porte est alors ouverte pour qu'entre en piste la jeune et séduisante Soad, fille espiègle d'un ami du gouverneur. Un chèque de son père, et la voilà qui permet à son amant Heykal de lancer dans la presse une pétition pour financer une statue du gouverneur, un comble de flagornerie. Mais ce n'est pas fini : vient aussi le moment où Karim nous conduit dans les locaux de la police où l'inspecteur Hatim a du mal à croire que son client, après un séjour en prison pour des raisons politiques, ait pu devenir un agneau susceptible de baiser la main du gouverneur. Taher non plus, toujours révolutionnaire actif, et poseur de bombes par vocation, a du mal à accepter la métamorphose de son ancien compagnon de lutte en un amant pacifiste et adepte de la dérision comme son modèle Heykal pour lutter contre la tyrannie.
Le domaine de Karim pour tester ses cerfs-volants c'est une terrasse qui domine l'avenue du bord de mer. Qui imaginerait que ce soit une voie stratégique ? Étrangement, Hatim le policier et Tahar l'anarchiste sont du même avis : cette terrasse est un lieu sensible. Contre le pouvoir absurde du gouverneur, la violence et la dérision sont finalement des armes aussi efficaces l'une que l'autre. Et surtout l'écriture élégante et raffinée de Cossery nous ménage un roman délicieux à savourer comme des loukoums.
• Albert Cossery. La violence et la dérision. Editions Joëlle Losfeld. 1993, 177 pages.