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C'est le premier titre de Richard Powers, mais il a été publié en France près de vingt ans après sa parution aux Etats-Unis, si bien qu'entre-temps c'est Le Temps où nous chantions (2007) qui l'a lancé de ce côté de l'Atlantique. Mais Trois fermiers s'en vont au bal montre déjà toute la puissance narrative de l'auteur.
Une photo qui hante l'esprit, une photo découverte par hasard, mais une photo susceptible de fonder une histoire romanesque. Tel est le cliché d'August Sander qui a fasciné le narrateur alors qu'il était venu uniquement au musée de Detroit pour admirer les fresques de Rivera commandées par Henry Ford, tel est le cliché des trois « fermiers » qui vont au bal avant d'aller à la guerre, et qui permet à Richard Powers de bâtir son époustouflant roman.
Nous sommes en 1914 quelques mois avant le début de la guerre. Dans le Westerwald, entre Cologne et la frontière hollandaise. En allant au bal du village, Adolphe, Hubert et Peter, tous trois bien habillés, ont rencontré un photographe soucieux de faire leur portrait pour son projet d'anthologie sociale. La semaine suivante les trois amis récupèrent leur tirage du cliché. Mais ces trois personnages ne tardent pas à se perdre de vue car le conflit éclate et leur distribue des destins bien différents. Avant que le roman nous entraîne dans la guerre par la Belgique qu'envahissent les troupes du Kaiser, Hubert trouve la mort dans un incident de frontière tragi-comique. De son côté, Adolphe fait partie de l'armée d'invasion et est témoin d'un abominable massacre de civils qui le laisse choqué, si bien que son colonel l'envoie consulter un médecin. Mais Adolphe est malencontreusement exécuté comme déserteur. Des trois « fermiers », c'est donc l'histoire de Peter qui occupe le plus de place dans ce roman. Il ne portera pas d'uniforme militaire mais se retrouvera, de manière plutôt inopinée, dans la peau d'un journaliste envoyé sur le front puis en France par un quotidien de Maastricht.
L'auteur se garde bien de se laisser aller à un récit linéaire unique ; il élabore son œuvre en croisant les points de vue. D'un chapitre à l'autre, l'attention se porte sur les aventures de l'un ou l'autre des « fermiers », sur les réflexions du narrateur qui a découvert la photo, sur un jeune journaliste d'une revue d'informatique dans le Boston des années 1980, et qui s'appelle Peter Mays. D'où vient donc ce curieux patronyme, Mays ? — on l'apprendra à la fin. Celui-ci, qui n'a pas encore bien exploré son passé familial, ni ses racines, est intrigué par la jolie rousse entrevue au passage d'un défilé commémoratif contemplé depuis une fenêtre de bureaux. L'improbable recherche dans laquelle il se lance aboutit contre toute vraisemblance : c'est une actrice qui incarne Sarah Bernhardt et le voilà bientôt au théâtre pour applaudir à un spectacle de sketches historiques. Mais à la fin du spectacle, dans la loge de l'artiste, une photo l'attend et le surprend !
Plus que Sarah Bernhardt, Henry Ford occupe une place importante dans cette histoire riche de thèmes imbriqués savamment. Il s'agit moins d'automobile que d'un projet idéaliste sans écho. Au début du conflit mondial, le constructeur de Detroit — ou plutôt de Dearborn — conçut l'idée d'un Navire pour la Paix qui traverserait l'océan et viendrait en Europe mettre fin aux combats. L'un de nos trois « fermiers », Peter le journaliste, ira même à sa rencontre en terrain neutre pour n'assister finalement qu'à une conférence ratée où notre héros partage avec Henry Ford son intérêt... pour la mécanique.
Richard Powers aime les histoires entremêlées, tordues comme des rubans de Moebius, les détails techniques, et les faits, les scènes, ou les personnages qui se font écho, comme les deux journalistes, tous deux prénommés Peter, ou les deux femmes qui portent quasiment le même prénom, Alicia l'amie de l'un des prétendus « fermiers » et soixante-dix ans plus tard Alison l'amie de Peter Mays. Mais le vrai fil rouge reste cette photographie d'August Sander que connaissent tous les principaux personnages du roman et dans laquelle certains se trouvent un air de famille. Comme l'intrigue commence à la fois en 1914 (chapitre 2) et en 1984 (chapitre 3), tout l'art de l'auteur est de relier les deux époques tout en nous captivant avec sa passion de la photographie et son interrogation sur ce cliché des trois « fermiers » : que voient-ils donc en regardant dans notre direction ?
• Richard Powers. Trois fermiers s'en vont au bal. Traduit par Jean-Yves Pellegrin, Lot 49/Le Cherche-Midi (2004), et 10/18 (2006, 515 pages).