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Raphaëlle Branche, professeur d’histoire à Paris Nanterre, a mené pendant vingt ans une remarquable enquête sur le silence qui s’est fait autour de la guerre d’Algérie jusqu’aux années 2000. Elle a contacté une quarantaine de familles, envoyé trois cent questionnaires, collecté lettres et journaux intimes, rencontré d’anciens appelés, leurs enfants et petits enfants. Les nombreux témoignages qu’elle rapporte dans son livre documentent largement son propos.
Comment la guerre a-t-elle été racontée par ceux qui eurent vingt ans vers 1950 ? Comment les familles ont-elles réagi ? Si silence il y eut, il fut autant celui de ces jeunes appelés que celui de leurs proches. Soldats, ils n’ont pas voulu parler ; à leur retour ils n’ont pu se faire entendre.
Nés entre 1936 et 1941, un million six-cent mille jeunes garçons de vingt ans sont partis, dès 1954, faire leur « service militaire obligatoire » en Algérie. Tout comme leurs pères et grands-pères lors des deux guerres mondiales ces jeunes au front racontèrent peu leur vécu dans leurs correspondances. Ils voulaient rassurer, protéger leurs proches et minoraient leur exposition au danger. La honte et la culpabilité d’avoir dû torturer ou tuer, ils les réservaient à leurs carnets intimes. De leur côté les familles ne cherchaient pas à savoir. Leurs fils effectuaient leur service dans une « opération de maintien de l’ordre », ce n’était pas à leurs yeux une « guerre » ; d’ailleurs les autorités françaises restaient dans le « déni total » de la situation et ne reconnurent qu’en 1999 que ce fut bien une guerre.
À leur retour ces jeunes n’ont pas pu transmettre leur expérience car la plupart des familles ne posèrent pas de questions. Elles attendaient d’eux qu’ils se réinsèrent, trouvent un emploi et se marient. Rares étaient ceux qui vivaient déjà en couple et avaient une profession avant leur départ. La société et la famille avaient évolué. L’autorité paternelle n’était plus la norme, le divorce devenait possible, tout comme l’avortement. Les Trente Glorieuses faisaient rêver l’avenir. Les valeurs de ces anciens appelés ne correspondaient plus au contexte social. En outre, avant 1974, ils ne bénéficiaient pas du statut d’anciens combattants : on attendait juste d’eux qu’ils « rentrent dans le rang ».
Rien n’était plus difficile car ces jeunes revenaient transformés, traumatisés par l’épreuve : cauchemars, alcoolisme, dépression, violence, même les psychiatres ne firent pas le lien, avant 1980, entres ces divers troubles et la guerre. La société ne les écoutait pas. Ce n’est qu’à partir de 1980 que les « événements » d’Algérie inspirèrent des films et que les manuels scolaires leur firent une place. Mais c’est surtout à partir des années 2000 que la parole s’est libérée, souvent grâce aux enfants et petits enfants.
Raphaëlle Branche montre bien que le silence qui a pesé longtemps sur la guerre d’Algérie n’était pas tant celui des anciens soldats que celui des familles en pleine évolution qui n’ont pas entendu ce que cette génération sacrifiée avait à transmettre.
• Raphaëlle Branche. « Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? ». Enquête sur un silence familial. La Découverte, 2020, 507 pages.
Chroniqué par Kate