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Contrairement à ce que l'on pourrait croire au vu du titre, quand Gisèle Sapiro pose la question « Peut-on dissocier l'œuvre de l'auteur ? » ce n'est pas d'un travail d'analyse littéraire qu'il s'agit. Si vous croyiez trouver la réponse à vos interrogations pour étudier simplement le théâtre de Beaumarchais ou les romans de Modiano, ce livre n'est pas fait pour vous.
La première partie — « l'auteur et l'œuvre » — s'interroge sur le « périmètre » de l'œuvre, et la légitimité d'y inclure des formes qui peuvent être jugées secondaires, comme des mémoires, des brouillons, des correspondances, des articles de presse, des pamphlets. Partant de cet élargissement, le dossier à charge risque de s'amplifier dangereusement pour la réputation de tel ou tel auteur pris en défaut. De plus l'écriture de soi, jouant avec plus ou moins de distance de l'auteur avec le narrateur et son personnage expose davantage l'auteur qu'une rédaction impersonnelle. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir çà et là réclamer après coup un « droit à l'erreur » par l'auteur lui-même soucieux d'exclure telle œuvre de jeunesse, ou par ses avocats et ceux de ses éditeurs soucieux de couper court à une poursuite judiciaire.
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La seconde partie — « Des auteurs scandaleux » — n'évoque pas le scandale qu'ont pu provoquer de grandes œuvres littéraires comme Les Fleurs du mal, L'Amant de Lady Chatterley ou Les Bienveillantes. Il s'agit principalement de l'étude d'une série de tapages délibérés constitués par l'indignation de journalistes, de critiques acerbes, voire d'écrivains rivaux. L'essai juxtapose ainsi des réactions diverses, les uns s'indignent d'œuvres au contenu sexuel illicite, les autres s'empourprent devant les révélations concernant le passé de certains auteurs, d'autres encore s'enflamment à causes d' engagements contraires aux leurs, d'autres enfin pétitionnent contre des projets de commémoration.
Cette seconde partie se situe de préférence dans l'actualité récente et brûlante plutôt que dans le passé des passions refroidies — pourtant, en ce jour où Genevoix entre au Panthéon, il ne serait pas bon qu'il soit suivi de Rimbaud et Verlaine ! — si bien que le dossier de l'instruction passe par des numéros récents de Libération et du Monde, du Nouvel Observateur et de Charlie Hebdo, plutôt que par des revues littéraires. Sur le banc des accusés se côtoient donc Gabriel Matzneff et Roman Polanski, Martin Heidegger et Günther Grass, Richard Millet et Peter Handke — tout un chapitre pour lui seul, quel honneur ! L'un étale sa pédophilie, l'autre se pose en victime comme Dreyfus. Un autre s'avère encore plus nazi qu'on ne le croyait. Le suivant avoua — spontanément il est vrai — son passé de SS. Un autre fit l'apologie d'un tueur raciste. Le dernier réclamait seulement la justice pour la Serbie victime de médias qu'il prétendait tendancieux.
Quel est le verdict pour ces réprouvés ? Matzneff est devenu impubliable, Polanski infréquentable, Heidegger illisible (il l'était déjà), Grass oubliable, Millet haïssable, et Handke négligeable, lui que Salman Rushdie a traité de « Crétin international de l'année » ! Dans ses conclusions Gisèle Sapiro sait cependant faire preuve de modération et prendre ses distances à l'égard d'accusations excessives sans oublie de noter, qu'en fin de compte, « les polémiques ne concernent qu'un nombre somme toute assez limité d'auteurs ». Bref, l'honneur est sauf.
• Gisèle Sapiro. Peut-on dissocier l'œuvre de l'auteur ? - Seuil, 2020, 232 pages.