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Le nouveau roman russe contemporain a choisi le réalisme, jeté par dessus bord les vieilles dépouilles de l'idéologie, et plongé dans la vraie vie. Comme dans les fictions récentes de Grichkovets, Salnikov, ou Sentchine, l'action se passe en ville. Ici rien du folklore des immensités monotones et déprimantes de la taïga : avec Danilas Lensky, né en 1979, c'est la culture urbaine qui nourrit les personnages et les lieux de Radio Nord, dans une ville anonyme de province, sibérienne peut-être, et septentrionale bien évidemment. Trois lieux typiquement urbains comptent pour le narrateur, Vladimir Toporkov alias Volodia : la station de radio qui donne le titre au roman, la discothèque baptisée du nom d'un célèbre éléphant de cinéma et l'établissement scolaire qui le recrute pour enseigner les lettres russes.
Volodia, qu'un accident de voiture a rendu orphelin tout jeune, a été élevé par son oncle Gleb, propriétaire et fondateur de la station Radio Nord. Désormais dans la vingtaine, Volodia anime une émission matinale où les auditeurs viennent raconter non pas leurs vagues à l'âme, mais leurs petits et grands malheurs, en un mot leurs « tuiles ». C'est ainsi qu'il fait la connaissance d'Olga et de sa fille Milena. Devenu momentanément baby-sitter pour dépanner Olga, le pauvre Volodia se retrouve victime de ses bonnes intentions et la môme de sept ans va s'imposer dans sa vie et son travail : « Ta maman ? elle va bientôt revenir »... Sauf que Volodia et son oncle partagent le même appartement, et que Volodia emmène la petite au studio de la radio puis à la discothèque, deux endroits où il est connu comme « DJ Bob ». Une sorte de playlist du roman se constitue peu à peu, réunissant artistes russes et standards internationaux.
Radio Nord emmène le lecteur bien loin de l'image de la famille traditionnelle que les autorités cherchent à imposer. Archétype de la nana insouciante qui a couché à droite et à gauche, Olga s'est retrouvée enceinte très jeune et veut maintenant larguer sa fille pour aller vivre avec un autre type dans une autre ville. Mais qui donc est le père de Milena Lopoukhina ? Le sujet est assez lourd pour peser sur les relations entre l'oncle et le neveu, entre Gleb et Nina, entre Volodia et son amie Ioulia — à qui il a confié un dictaphone. Et puis une discothèque ce n'est pas un endroit pour une gamine de sept ans même si elle trouve drôle de jouer avec les CD. Surtout qu'une discothèque comme celle de Lev Stadnik ça attire les malfrats et qu'il en résulte, disons une grosse embrouille, pour ne rien dévoiler. Naturellement, quand Volodia prend un poste de remplaçant au lycée pour assumer une classe de 9ème où il fait étudier Eugène Onéguine et une de 11ème, une terminale, sa vie privée ne manque pas de faire des vagues et de choquer l'institutrice de Milena... Et, alcool aidant, un drame en pousse un autre !
Comme les publicités dans les émissions d'une radio commerciale, la narration est régulièrement interrompue par de brefs extraits d'enregistrement dont les dates montrent l'inéluctable progression du temps entre la fin de l'hiver et le début de l'été. Cet astucieux procédé nous permet de faire facilement le tour des personnages du roman qui gravitent autour du narrateur, comme un reportage que Ioulia Gratcheva n'aurait plus qu'à monter. Mais ce qui frappe en premier c'est la langue, une langue populaire et familière qui rend les personnages très humains, et l'ouvrage irrésistible. C'est une splendide découverte venue du froid.
• Danilas Lensky. Radio-Nord. Traduit et préfacé par Arthur Hugonnot. Boréalia, collection Les Nordiques, 2020, 176 pages. (Titre original : Odin Edinstvennyj).