Dans cet essai très enrichissant et largement documenté, Georges Vigarello étudie l'évolution du sentiment de fatigue du Moyen-Âge à notre époque. Il convoque autant les références médicales qu'économiques et sociales pour tenter de comprendre pourquoi le mieux vivre aujourd'hui s'accompagne d'une extension générale de la fatigue. Car elle perdure jusqu'à devenir une caractéristique majeure de notre époque. Simple épuisement physique jusqu'au 19ème siècle, puis usure psychologique et mentale, la fatigue a pris des formes diverses. Souvent on la subit, on tente d'y remédier, on y résiste parfois ; certains recherchent l'effort extrême comme une forme d'affirmation de soi.
Au Moyen-Âge surmonter la fatigue permettait au combattant de gagner en force ; les religieux, les pèlerins l'enduraient pour leur rachat et leur salut. À l'opposé, marchands ambulants et paysans la subissaient dans l'indifférence des grands pour qui les petites gens n'étaient pas supposés connaître la fatigue tandis qu'eux supportaient l'ennui du courtisan. À partir du 16ème siècle, les médecins commencèrent à étudier les conséquences de la fatigue, cherchèrent à « restaurer les humeurs », proposèrent des stratégies d'évitement, des toniques comme le tabac et le café. Les fatigues se diversifièrent, devinrent plus intérieures. Au 18ème siècle, avec le développement de la sensibilité, l'individu gagna en autonomie : la fatigue naquit alors des obstacles à sa liberté.
C'est le positivisme qui, au 19ème siècle, mit en évidence la fatigue mentale, « l'épuisement venu de la lecture, du calcul, de l'attention ou de la réflexion ». On vit apparaître la fatigue nerveuse et la neurasthénie, conséquences des freins à l'épanouissement personnel telles l'industrialisation et les contraintes de rendement. Certes les pouvoirs publics tentèrent bien d'en réduire les conséquences : on limita le temps de travail, on décréta le congé dominical. Pourtant aujourd'hui stress et burn out se multiplient. Plus s'accumulent les contraintes professionnelles, sociales et familiales, plus la fatigue se répand, au point de devenir « un mode d'être aussi constant que banalisé », et un enjeu économique incontournable.
G. Vigarello balaye large : la fatigue, sous toutes ses formes reste, même en 2020, une composante de notre vie car « elle est au cœur de l'humain » le signe de sa fragilité.
• Georges Vigarello : Histoire de la Fatigue. - L'Univers Historique, Seuil, 2020, 470 pages.
Chroniqué par Kate