Enrique Vila-Matas : Cette brume insensée

« Cette brume insensée où s'agitent des ombres » écrivit Raymond Queneau « comment pourrais-je l'éclaircir ? » Telle est aussi mon intention à propos de ce roman où l'auteur revisite les thèmes qui lui sont chers, fiction et non fiction, intertextualité et disparition...

Tandis que Puigdemont tente de proclamer la République et que les hélicoptères font un bruit d'enfer au-dessus du cœur de Barcelone envahi par les manifestants, Simon et Rainer Schneider, deux frères (in)également férus de littérature s'apprêtent à se retrouver. Rainer a quitté l'Espagne vingt ans plus tôt et est devenu à New York un écrivain célèbre mais caché, un auteur de « romans rapides » pour lesquels son frère Simon, qui fait profession de traducteur, lui a fourni un flot de citations en contre-partie de deux chèques annuels. Jusqu'à présent, les deux frères ne communiquent que par mails et Rainer fuit si bien les médias qu'on ne voit nulle part sa photo. Un jour d'octobre 2017, Simon reçoit un courrier de son frère qui lui donne rendez-vous le dimanche suivant à onze heures devant une certaine église de Barcelone.

Doit-on qualifier le narrateur, Simon, d'esprit brumeux ? Le dire atteint de « paranoïa » comme le fait son frère ? Ce qui est sûr c'est qu'il a une passion et sans doute quelque névrose. La passion qui le dévore, plus qu'une marotte, consiste à collectionner les citations de divers auteurs et à les archiver. Elles lui reviennent à tous moments de la journée et le hantent même la nuit l'empêchant d'avoir des relations normales avec autrui. Si l'on comprend qu'il vivait avec son père veuf dans la maison de Cadaqués, si près du rivage qu'elle devrait être détruite, sa relation avec les autres personnes de son entourage montre en Simon un homme peu ouvert, méfiant, craintif et gauche, qui n'attire guère les autres. Alors ne sont-ils pas tentés eux aussi de disparaître de son horizon comme sa cousine Valeria, ou le peintre Vergès — voire son frère Rainer surnommé Grand Bros? « À tes côtés disparaissent tous les êtres qui sont importants pour toi » lui dit Rainer. En plus de collectionner les citations, Simon a des rapports parfois malaisés avec l'écrit : «  lorsque je voyais écrit quelque chose que je percevais comme pouvant être de mon cru. C'est de moi, pensais-je alors avec une véritable horreur et j'avais envie de disparaître sous terre.»

Rainer est-il réellement venu en Espagne pour s'incliner sur la tombe de son père récemment décédé ou pour revendiquer un piètre héritage ? N'est-il pas plutôt venu annoncer à son frère la fin de leur collaboration, que Simon compare à celle de Theo van Gogh avec son frère Vincent ? Vila-Matas fait son miel des interactions troubles de l'écrivain avec le réel. Il nous invite à penser que le réalisme c'est l'affaire des journalistes et que l'écrivain doit marier fiction et non-fiction. C'est pour plaisanter, pour se jouer de son frère, que Rainer lui fait croire que son prochain livre sera consacré aux trois journées qu'il vient de vivre depuis la réception du mail annonçant sa visite. Il lui fait croire aussi qu'il est Thomas Pynchon, qu'il est l'auteur de Inherent Vice (en françaisVice caché) et que Simon, par ses citations a participé un peu au mythe Pynchon. Rainer, qui avait disparu de Catalogne et des images publiques depuis vingt ans, fait donc penser au Dr Pasavento qui prétendait lui aussi avoir fait la connaissance du véritable Pynchon, « l'archétype du romancier caché ». Mais peut-être aussi Rainer vient-il annoncer qu'il cesse d'écrire, atteint à son tour par le mal de Montano ? Cette brume insensée croise donc avec délices les références littéraires, marques de fabrique de l'auteur catalan. Ce roman confirme s'il le fallait qu'Enrique Vila-Matas reste le grand maître de l'intertextualité.

• Enrique Vila-Matas : Cette brume insensée. Traduit de l'espagnol par André Gabastou, Actes Sud, 2020, 245 pages.