La violence constitue un thème majeur de ce roman : violence des rapports sociaux, violence au sein de la famille. Cela pose aussi la question de la possibilité de la résistance, qu'elle soit issue de l'imaginaire d'un jeune garçon, d'une tension au sein de la famille, ou d'une opposition ouvrière à un patron prêt à tout écraser.
L'auteur imagine une petite vallée isolée comme il s'en trouve dans le Massif central. Il la nomme le Gour Noir. La vallée n'est plus très naturelle depuis la construction d'un barrage et d'une centrale hydroélectrique, employeur exclusif des hommes du pays, et donc de la famille Volny. Ces installations et ces lieux forment le fief de Joyce, un self made man étrange qui s'est bâti ici une sorte d'enclave féodale et a organisé un pouvoir tyrannique. Il paie des espions pour surveiller son personnel, Lynch pour tenir un rôle d'homme de loi, sorte de shérif froid et obstiné, il paie Snake et Double qui espionnent les habitants de la ville à commencer par les clients du bar l'Amiral, lieu de retrouvailles des ouvriers, et en même temps établissement où des filles sont contraintes de se prostituer.
Dans la famille Volny, installée dans une grande maison isolée dans la vallée en aval du barrage, la très pieuse Martha a eu quatre enfants qu'elle a baptisés du nom des évangélistes : Marc, Mathieu, Luc et Jean. Mais Jean n'est pas vraiment un prénom pour une fille et le grand-père a imposé de l'appeler Mabel. Le grand-père, le père de Martha, c'est Élie : il se déplace avec des béquilles ; il a subi une amputation à la suite d'un accident du travail qui est le premier signe de la violence des rapports sociaux dans le roman. Comme la vallée et la ville, la famille Volny vit dans un climat permanent de tension. Martin qui a connu la guerre et vu mourir sous ses yeux un copain passionné de lecture interdit la lecture à ses enfants. Mari taiseux et père violent, il a marqué au fouet le dos de ses fils. Il ne dépare pas avec Martha qui souhaite la mort d'un père qu'elle n'aime pas et qui par pudibonderie n'hésitera pas à expulser sa fille de la maison familiale. Et Luc s'estime responsable de l'incident : il a dénoncé sa sœur.
Pour se libérer de cette atmosphère étouffante, les enfants Volny se créent un monde à eux, particulièrement Luc, le petit dernier chassé de l'école par l'institutrice qui l'a jugé simple d'esprit. Alors il revit L'île au Trésor qu'il connaît par un récit radiophonique. Il se rêve en Jim Hawkins et le grand père c'est bien sûr Long John Silver. La fratrie, soudée depuis l'enfance, a inventé un rituel libérateur, « une impression d'échapper au temps ». Sous les arches du pont ferroviaire, les voilà suspendus chacun à une corde : « Ils inspiraient fort et buvaient le vent qui montait de la vallée, le recrachant en relents de tempête sous leurs crânes d'enfants ». On voit ainsi (p.269) d'où vient le titre du roman. Mais la vallée en aval du barrage n'est pas qu'un Éden pour la fratrie, c'est aussi là que deux ouvriers de Joyce viennent pêcher à l'explosif. Mathieu, spécialement soucieux d'écologie, ne peut pas supporter ce crime. Or, justement, il possède une carabine Winchester...
Comme les Volny, tout le pays subit une loi d'airain. Employés ou non de la centrale, les habitants de la vallée subissent le pouvoir oppresseur que Joyce a imposé — jusqu'aux noms des rues. Le mariage de Joyce en dit long : Isobel, la jolie fille des épiciers Sorenson a très vite accepté de l'épouser, l'offre financière pour elle et ses parents l'a sans doute convaincue. Depuis, « Isobel regretta bien vite d'avoir mis le pied dans la pantoufle de vair ». Son amoureux a été éliminé. Sa liberté de mouvement est restreinte. Elle vit prisonnière d'une maison à part et Joyce qui attend d'elle un héritier ne la fréquente que le dimanche. Quand Mabel vient s'embaucher comme serveuse au bar de L'Amiral, elle attire la convoitise de Lynch et des sbires du patron, Snake et Double. Ce dernier est particulièrement insistant, et aux yeux de Gobbo qui est devenu l'ami intime de Martin, on ne peut pas accepter çà. Puis, sous l'impulsion du même Gobbo, les ouvriers de la centrale aspireront à la révolte. Joyce pourra-t-il supporter leur insoumission ? Ou entraînera-t-il la vallée dans une ultime épreuve ?
Paru après le remarquable Né d'aucune femme, Buveurs de vent partage avec ce titre un puissant climat de tension et bien des analogies. Débarrassés des tirets comme des guillemets, les dialogues — constitutifs de nombreux chapitres — donnent à l'écriture de Franck Bouysse une force particulière. Voilà en somme une sorte de thriller rustique où le préambule annonce « un cadavre à la gorge tranchée » que la rivière aux eaux tourbillonnantes cogne contre les rochers.
• Franck Bouysse – Buveurs de vent. Albin Michel, 2020, 391 pages.