Deuxième roman de Sacha Filipenko traduit en français, La Traque, nous emmène dans la Russie d'aujourd'hui pour assister à un duel entre le député milliardaire Slavine et le journaliste Anton Piaty. La fortune de Volodia Slavine n'est pas venue d'activités compatibles avec le droit et la morale, aussi quand le journaliste d'investigation braque les projecteurs dans sa direction, ça ne sera pas sans conséquence. Sa fortune fondée en dirigeant une secte orthodoxe, ce professeur de physique-chimie l'a multipliée par la découverte d'un traitement miracle qui efface l'encre des billets volés aux dabs, et encore augmentée avec «l'optimisation des cambriolages », et enfin en devenant propriétaire d'un club de football spécialisé dans les matchs truqués ! Bref, un vrai pro…
À l'incipit le clan Slavine passe des vacances dans la villa de Juan-les-Pins, mais dès la publication de l'article de Piaty et des premiers posts sur les réseaux sociaux, Volodia rapatrie toute la famille à Moscou, Tatiana, et les enfants Paul, Elizaveta, et même Alexandre, footballeur dans un club français et qu'il transfère dans son club russe. Volodia charge alors quelques-uns de ses employés de rendre à Anton la vie impossible, dans le but de le faire taire et de quitter la Russie. « Je veux qu'ici plus rien ne fonctionne pour lui » ordonne Slavine. Tel est le sens de la traque. Quant aux moyens imaginés par Kalo et son adjoint Lev Smyslov pour pourrir la vie du journaliste lanceur d'alerte, ils commencent par des blagues de mauvais goût comme la musique à fond dans l'appartement voisin, et se poursuivent par des procédés “classiques” comme des vidéos pornographiques avec la complicité de la belle Agata et des accusations de pédophilie, sans oublier des émissions de télévision dénigrant le travail d'Anton. Longtemps, trop longtemps même, celui-ci résiste… « car on a cultivé dans ce pays une sorte d'hommes capables de tout supporter ». Jusqu'au jour fatal du drame...
Toute l'affaire est rapportée au violoncelliste Mark Smyslov par son frère aîné Lev spécialement venu de Russie à la veille d'un concert à Lugano. Outre une construction du récit qui fait mine de s'inspirer de celle des sonates, cet élargissement de l'intrigue à la famille Smyslov permet de creuser les personnages et de parfaire la description de la société russe depuis les années 1990.
Les Smyslov, les Slavine et la famille de Kalo ont jadis été voisins dans le quartier de Kouptchino à Saint-Pétersbourg : c'était le résultat de la crise financière de 1998. Elle ruina l'entreprise de Smyslov père et contraignit Mark, Lev et leur mère, auparavant habitués au luxe, à venir y vivre en déclassés. La criminalité était alors forte, les parents de Kalo ont été massacrés, et Mark a vu son père sauvagement agressé par des concurrents. Tandis que Mark devenait violoncelliste, son frère Lev recruté par un journal épousait la principale actionnaire, il se crut alors le roi de la presse, multiplia les séjours dans les hôtels de luxe avec son amie Alissa avant d'être mis à la porte par sa femme excédée. C'est à ce moment que Lev a pu rejoindre le clan Slavine.
Une nouvelle dystopique imaginée par Anton caricature l'évolution de la justice russe : la publication d'un texte vide — au sens propre : une page blanche — a provoqué la colère d'orthodoxes qui se sentent visés dans leur foi : à mort l'auteur et ceux qui partagent son post ! Effectivement, sous la plume très ironique de Filipenko, la Russie, gouvernée par « l'Empereur », n'apparaît pas sous son meilleur jour. Il y règne un patriotisme hostile aux intellectuels car « l'intelligentsia empêche la société de vivre tranquillement ». C'est le constat que font les amis d'Anton. Même ton du côté de Slavine : qu'Anton s'expatrie, et plus rien de ce qu'il écrira là-bas n'aura d'importance car : « Les gens ne croient pas ceux qui écrivent de l'étranger ». L'agressivité ambiante vise le reste du monde imaginé comme ennemi. « Si l'Occident n'existait pas, il n'y aurait jamais eu la moindre corruption chez nous !» Tout est de la faute des « Amerloques » et des « espions » prétend le discours ambiant xénophobe... « La Russie est un pays dont les masses ne sont prêtes à gober que des mensonges.» Souhaitons à l'auteur qu'une large élite le lise.
• Sacha Filipenko : La Traque. - Traduit du russe par Raphaëlle Pache. Éditions des Syrtes, 2020, 215 pages. [Vremia, Moscou, 2016].