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Notre infatigable indianiste poursuit son grand œuvre sur les comptoirs français en Inde selon une méthode inchangée : des analyses rigoureuses, des sources amplement citées, de riches cahiers d'illustrations comme dans le Tome 1er (voir ici). Pour bien cerner l'immense intérêt de ce volume, qui mène à la rétrocession des comptoirs à l'Union indienne, on a choisi de grouper nos remarques en suivant les grandes section du livre.

 

La 1ère partie dépeint « Les Indiens des comptoirs » c'est-à-dire l'importance de la religion, principalement l'hindouisme qui prédomine dans tous les comptoirs. Le livre s'ouvre sur la description d'une société de castes, modèle d'inégalités, aux antipodes de l'idéal républicain. C'est « un peuple ennemi de l'égalité » constate l'écrivain-voyageur Jean-Charles Perrin au XIXe siècle. L'appartenance à la caste, ou bien la condition de paria, constitue en effet un élément essentiel de l'identité. Si le sort des veuves émut les autorités françaises, celles-ci ne firent pas grand chose pour améliorer la condition économique et sanitaire des plus humbles, les parias, développer l'enseignement et les infrastructures. Les membres des hautes castes, voire les gens les plus modestes, tenaient surtout à la perpétuation de leur civilisation pluri-millénaire. La puissance de l'hindouisme en vint même à influencer le christianisme et l'islam. Ainsi, dans les églises on réserva la nef aux convertis de bonne caste (les choutres) et les bas-côtés aux parias. La France a donc dû s'incliner devant le Mamoul, la tradition, une garantie affirmée dès le XVIIIe siècle. Cependant, les gouverneurs encouragèrent les Indiens éduqués à renoncer à leur statut personnel lié à la caste : il se forma ainsi une minorité de “renonçants” qui eurent souvent les faveurs des autorités françaises et qui donnèrent le ton à Pondichéry surtout.

 

La Fête du feu. in Eugène Burnouf. L'Inde française ou collection de dessins lithographiés… 1827.

 

La France républicaine a voulu projeter à Pondichéry sa vision de la citoyenneté, un universalisme aveugle aux conditions locales. Sous le titre « L'assimilation », la 2ème partie traite ainsi par le menu l'échec des Français à exporter leur régime démocratique et républicain sous les Tropiques. Voulue dès la République de 1848, l'exportation du droit de vote aux Indigènes des comptoirs n'a jamais permis l'émergence d'une conscience politique semblable à celle de la métropole. Il en a plutôt résulté une parodie de consultation populaire qui voilait les intérêts établis. Des coalitions électorales, fabriquées par des ententes de castes, organisaient les résultats des élections : les élus locaux, ainsi que le député et le sénateur qui représentent l'Inde française à Paris, n'eurent pas réellement de légitimité. Depuis Pierre-Alype qui recueillit 98 % des voix en 1881 sans être jamais venu prêcher ses électeurs, la démocratie représentative fut un jeu aux mains des hautes castes malgré les efforts éventuels des gouverneurs successifs. Le système a été perfectionné par Chanemougam, fort de ses bâtonnistes (goondas) : on voit par exemple les notables de hautes castes installer les bureaux de vote dans des lieux interdits aux intouchables... On en vient à télégraphier les résultats à Paris avant le dépouillement des votes... Devant la corruption et les trafics d'influence, en 1906, le ministre des colonies, Georges Leygues, déclare que « l'assimilation est une erreur funeste ». Mais la comédie électorale continua, donnant au parti de Nehru des raisons de vouloir éviter un référendum à Pondichéry après 1948.

 

Le pavillon de l'Inde française à l'exposition coloniale de 1931

 

La France, pourtant, fut contrainte de plier devant la puissance du nationalisme indien, d'autant que les idéaux de Gandhi et Nehru provoquaient le respect des hommes politiques à Paris. Les 3ème et 4ème parties « Consulter le peuple » et « Du de facto au de jure » détaillent donc une décolonisation bien singulière et l'absorption des comptoirs par le géant indien né en 1948. Là réside sans doute la plus grande originalité de l'ouvrage : Jacques Weber, qui a dirigé nombre de mémoires de master et de thèses à l'université de Nantes, a pioché dans la richesse foisonnante de ces travaux pour analyser l'incroyable feuilleton à suspense que fut l'abandon à l'ogre indien de comptoirs qui n'avaient plus grand rôle commercial, en même temps que préciser les palinodies des responsables français. Chandernagor, où il n'y avait quasiment aucun Français de métropole, est emporté dès 1948 dans le tourbillon nationaliste bengali de Calcutta dont il n'était qu'un quartier périphérique. Les autres comptoirs, dans un contexte tamoul, furent grignotés par les supporters régionaux de l'unité indienne, « tartarinades » anti-françaises de quelques nationalistes démonstratifs, particulièrement à Mahé, où ils déclenchèrent une prise de contrôle par la force en 1954. L'épisode figurera dans le roman Sur les rives du fleuve Mahé, de M. Mukundan (traduit en 2002 chez Actes Sud) que Jacques Weber cite à plusieurs reprises. Après un simulacre de consultation populaire, d'élus locaux en fait, l'accord qui transférait de facto les comptoirs à l'Union indienne fut signé le 21 octobre 1954 à Delhi. Il fut suivi le 28 mai 1956 par un accord de jure conclu à Delhi par Nehru et le comte Ostrorog, mais il faudra attendre le 16 août 1962 — donc après les accords d'Evian qui mettaient fin à la présence française en Algérie — pour que les instruments de ratifications soient enfin échangés, suite à quoi Pondichéry et les autres comptoirs sont devenus un Territoire de l'Union, échappant à leur incorporation redoutée dans la province de Madras, et conservant ainsi leur différence, culturelle surtout. Dans cette rupture entre la France et ses possessions indiennes, un tournant a été marqué par le choix du gouvernement de Pierre Mendès-France en 1954, dans la foulée de la conférence de Genève et de l'abandon de l'Indochine, et non par la décision d'une majorité de citoyens des comptoirs, dont l'attachement à la France s'est manifesté au cours des deux guerres mondiales.

 

Devant le Lycée français de Pondichéry en 2019

 

Jacques Weber : La France et l'Inde des origines à nos jours. Tome 2. Les comptoirs sous trois Républiques (1870-1963). Les Indes savantes, 2020, 829 pages. 40 €.

 

Une chanson de Guy Béart… en rapport avec le sujet (ici).

 

Tag(s) : #MONDE INDIEN, #HISTOIRE 1789-1900, #HISTOIRE 1900 - 2000
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