Till l'Espiègle (Till Eulenspiegel) est une figure populaire du XIVe siècle vulgarisée au début de la Renaissance par le livre attribué à Hermann Bote, dont une version, celle reprise par Wikisource, fut éditée Strasbourg en 1519. Personnage de fiction, ce saltimbanque, jongleur et équilibriste, mais aussi bouffon irrévérencieux, a inspiré bien des artistes. Il inspira aussi bien un poème symphonique à Richard Strauss en 1894, qu'un journal ironique à Félicien Rops en 1856 et cent ans plus tard un film à Gérard Philipe et Joris Ivens.
Le héros de la culture populaire allemande inspire aujourd'hui l'excellent Daniel Kehlmann qui fait glisser Tyll Ulespiègle vers une autre époque, celle de la guerre de Trente ans, ce conflit qui ravagea le Saint-Empire avec une intensité qui évoque les années 1914-1945. L'Allemagne est alors divisée en de nombreux Etats : protestants et catholiques s'y font la guerre, en même temps que la chasse aux sorcières connaît de tristes sommets. Tyll est fils du meunier Claus (c'est la tradition), mais c'est un meunier bien cultivé qui observe les étoiles, guérit avec les plantes et possède un livre en latin. Bref, il est dénoncé comme sorcier et — tenez-vous bien — c'est Athanasius Kircher (le personnage de jésuite omniscient déjà rencontré dans « Là où les tigres sont chez eux » de Jean-Marie Blas de Roblès) qui instruit le procès. C'est dans ce contexte que Tyll, qui sait déjà jongler et marcher sur une corde, s'enfuit avec son amie Nele, douée pour la danse. Ainsi commence une longue aventure : Tyll et Nele deviennent des saltimbanques professionnels. Ils choisissent la liberté loin des contraintes de la société villageoise ou des corporations. Dans des chapitres dont la chronologie n'est pas vraiment linéaire, Tyll se retrouve servir le roi d'un hiver, l'éphémère roi de Bohême de 1618, cet électeur palatin qui a épousé Liz une princesse anglaise mais est chassé du pouvoir par la première grande bataille de la guerre de Trente ans. Tyll les accompagnera dans leur exil. On le verra aussi dans une abbaye en ruines, retrouvé par Wolkenstein, ce jeune courtisan que l'empereur envoie à sa recherche à travers les champs de bataille. On le verra aussi comme mercenaire dans une forteresse attaquée par les Suédois ; ou de nouveau face au jésuite Kircher qui le reconnaîtra et prendra la fuite ; ou encore jongleur et chanteur dans une fête donnée en l'honneur de la paix de Westphalie en 1648, alors que Nele est allée depuis longtemps vivre avec un aristocrate.
Le roman de Tyll Ulespiègle n'est pas la biographie d'un saltimbanque. Certes Tyll y tient une place importante, avec quelques épisodes inspirés de la tradition imprimée vers 1500, mais le romancier accorde souvent le premier rôle à d'autres personnages. Citons les principaux. D'abord le meunier Claus, figure inattendue d'humaniste au cœur de la société rurale du début du XVIIe siècle. Puis le jésuite Kircher obsédé par l'égyptologie et la compagnie des hiéroglyphes. La princesse Liz et son époux chassés de la couronne de Bohême par les Impériaux. Le roi de Suède Gustave-Adolphe, qui est juste un soudard grossier, au milieu de la puanteur d'un camp militaire. Le comte Wolkenstein que Tyll trouve étonnamment gros dans ce temps de famine et le lui dit de manière bien peu diplomatique. Tyll s'adresse ainsi à tous ses interlocuteurs : direct, ironique, voire blessant. Ce monde en guerre manque de personnages susceptibles d'attirer la bienveillance et la sympathie du lecteur à l'exception peut-être du meunier Claus. La princesse anglaise est bouffie d'orgueil, son royal époux est stupide, le très érudit jésuite Kircher a la trouille du diable, le courtisan Wolkenstein tarde à exécuter sa mission, et Nele abandonne Tyll lui préférant le confort douillet d'un château.
Bien plus tard Wolkenstein écrivit ses Mémoires. « Dans un roman qu'il affectionnait, il trouva une description qui lui plut et, quand les gens le pressaient de décrire la dernière bataille de la grande guerre allemande, il leur rapportait ce qu'il avais lu dans le Simplicissimus de Grimmelshausen. Cela ne correspondait pas vraiment parce qu'il s'agissait de la bataille de Wittstock mais ça ne dérangeait personne et nul ne posait jamais la question. Ce que le gros comte ne pouvait pas savoir, c'est que Grimmelshausen avait certes vécu la bataille de Wittstock, mais qu'il n'avait pas été non plus capable de la décrire, et qu'il avait volé à la place les phrases d'un roman anglais traduit par Martin Opitz et dont l'auteur n'avait jamais assisté à la moindre bataille de sa vie. » (Extrait, page 192).
Plus que le charme des personnages, c'est donc le rythme et la diversité des aventures qui tiennent le lecteur en haleine. Le livre a connu un énorme succès en Allemagne depuis sa parution en 2017.
• Daniel Kehlmann. Le roman de Tyll Ulespiègle. Traduit de l'allemand par Juliette Aubert. Acyes Sud, 2020, 405 pages.
PS. On ne comprend pas pourquoi l'éditeur français a orné la couverture d'un tableau de Goya plutôt que, par exemple, d'une gravure du XVIIe siècle.