Après La Colombe d'argent qui avait pour cadre la campagne russe, Andreï Biely a réalisé avec Pétersbourg ce qui est considéré comme son meilleur livre. Au lieu d'un jeune poète aux prises avec une secte d'inspiration chrétienne, l'auteur met en scène un étudiant pris dans les rets d'un parti révolutionnaire. Mais le roman, écrit sous le signe de Pouchkine, tient bien moins du thriller politique que du drame personnel.
L'année 1905 a vu éclater la Révolution. La capitale russe se couvre d'énormes manifestations des S.R. et d'autres mouvements révolutionnaires dans une tradition anarchiste. Un drapeau rouge brandi d'une voiture parcourt la perspective Nevski. L'année précédente le ministre Plehve a été victime d'un attentat terroriste. Un autre attentat se prépare. Ça concerne les deux “héros” — c'est le mot convenu, pas plus — de ce roman étrange : Ableoukhov père et fils qui vivent ensemble dans un véritable palais, « la Maison Jaune », non loin des quais de la Néva. Le père se nomme Apollon Apollonovitch Ableoukhov mais A3 n'a jamais rien eu d'un apollon. L'âge et les responsabilités sont venues le ratatiner. Rien de drôle chez lui : juste un livre de géométrie pour se distraire, lui qui voit des figures géométriques partout. Il est le type même du technocrate le plus sec ; homme de loi et d'ordre, il se présente comme disciple d'Auguste Comte ; il a enseigné la philosophie du droit. Depuis la mort de son ami Plehve, c'est à lui d'incarner le pouvoir bureaucratique du régime. L' « Institution » a fait de lui une sorte de ministre de l'Intérieur et donc de la police ; celle-ci lui rend compte des fréquentations douteuses de son fils.
Nikolaï Apollonovitch Ableoukhov mène une vie de riche oisif sous couvert d'étudier la philosophie : un buste de Kant orne son appartement et voisine avec des objets tatars dans un décor exotique. Ce fils qui déteste son père fréquente des révolutionnaires ; l'un d'eux, Doudkine, vient lui confier une bombe destinée à… commettre l'attentat contre son père. On se croit dans une tragédie grecque où l'issue est connue d'avance. Mais l'auteur nous réserve bien des surprises.
Privé d'affection maternelle puisqu'Anna Petrovna, sa mère, a filé en Espagne avec un chanteur italien, Nikolaï est amoureux de Sofia, l'épouse de son ami Lipoukhine, militaire chargé d'administrer quelque vague institution. Elle tient salon et au milieu d'un décor où s'empilent les « japonaiseries » reçoit quelques beaux messieurs, dont Lippantchenko l'un des chefs du parti révolutionnaire et le supérieur de Doudkine. Lipoukhine aurait des raisons d'être jaloux. Sofia fréquente aussi l'activiste Varvara qu'elle suit à la manifestation contre le régime. Elle a rompu avec Nikolaï quand il s'est montré trop audacieux. Et depuis lors Nikolaï lui court après — littéralement — au risque de s'affaler sottement sur le trottoir près du fiacre de la dame, empêtré dans un déguisement ridicule, le fameux « domino rouge ». Bientôt, par l'entremise de Varvara et de Sofia croisée dans un bal mondain, Nikolaï reçoit une lettre rappelant son engagement et lui ordonnant de passer à l'action. Et la bombe dans tout ça ? On la lui a remise dans un paquet emballé dans un baluchon. L'engin tient dans une boîte de sardines que Nikolaï a rangée dans un tiroir de son bureau. Et puis un jour elle n'y est plus... Nikolaï devient comme fou. Et voilà qu'Anna Petrovna rentre à la maison !
À la fois décor et personnage, Pétersbourg est si présent dans le roman que le titre s'en trouve vraiment justifié. C'est la capitale née de la volonté de Pierre le Grand : le tsar hante le roman sous la forme du Cavalier d'airain de Falconet. En rêve ou en hallucination la statue équestre quitte son socle pour menacer Doudkine jusqu'à sa chambre dans l'île Vassiliev, le quartier populaire et industriel hérissé de cheminées. Leurs fumées et le brouillard qui monte de la Néva cachent parfois les édifices monumentaux : la cathédrale Saint-Isaac, la flèche de l'Amirauté, etc. Le quartier historique est omniprésent avec les façades de palais baroques et rococo, les atlantes, les boutiques de la perspective Nevski, les tavernes où Nikolaï rencontre un ami révolutionnaire ou le policier qui les surveille.
L'écriture de Biely relève d'une manière souvent surprenante pour le lecteur d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas tant de la superficialité des rares dialogues ou de la présentation cocasse des faits et gestes que des images qu'affectionne l'auteur à commencer par le recours aux notions géométriques (il est vrai que son père était mathématicien). Biely a une manière d'appréhender les affects et les actes de ses personnages et de les traduire en mots qui est assez stupéfiante et à la limite du fantastique. Sans doute veut-il nous signifier ainsi que ses personnages sont à la fois des pantins amusants et des ombres torturées, à la fois de vulgaires insectes — comme le « myriapode» des piétons de la grande avenue — et des tempêtes psychiques, des cerveaux fissurés comme la façade de la Maison jaune après l'explosion. Les personnages ont des obsessions : A3 a en tête jeux de mots et devinettes, Nikolaï des objets exotiques, Doudkine l'Apocalypse, et Lippantchenko les cafards à écraser. Les dessins des tapisseries et taches des murs ou des plafonds captent leur attention et les bruits mystérieux toujours les font sursauter et les inquiètent. Tandis que le pays est au bord du gouffre seul un domestique comme Semyonitch semble garder la tête froide.
— Les Éditions des Syrtes ont judicieusement repris l'indispensable postface datant de la première édition français en 1966. Georges Nivat y évoque la gestation de l'œuvre en partie écrite à Bruxelles, quelques aspects autobiographiques — Biely, par exemple, était amoureux de l'épouse d'Alexander Blok comme Nikolaï l'est de Sofia — et analyse certains thèmes partagés avec Gogol et Dostoïevski. C'est assez dire qu'avec Andreï Biely le lecteur est en bonne compagnie.
• Andreï Biely : Pétersbourg. Traduit par Jacques Catteau et Georges Nivat, Éditions des Syrtes, 2018, 455 pages.