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Dans le roman russe de l'avant-révolution émerge sans conteste la figure d'Andreï Biely (1880-1934) — de son vrai nom Boris Nikolaïevitch Bougaïev — auteur de Pétersbourg et auparavant de La Colombe d'argent. Sous ce titre aussi beau qu'intrigant Biely nous donne l'histoire d'un jeune intellectuel qu'il qualifie à plusieurs reprises de ces mots : « mon héros », manière de signifier une importance sans commune mesure avec les autres personnages de ce roman où la civilisation paysanne russe semble capable de tout engloutir.

 

Pour la fête de la Trinité — la Pentecôte orthodoxe — le beau Darialski (Pierre Petrovitch pour les intimes) est invité à Gougolevo, propriété de la baronne Todrabe-Graaben qui est la grand-mère fortunée de sa fiancée la jolie et timide Katia. Comme son père fonctionnaire et lecteur d'Auguste Comte, Darialski est un intellectuel élégant, occidentalisé, féru de littérature grecque et romaine — citant Théocrite et Martial — qui se veut poète et qui a publié un volume avec « une feuille de figuier représentée sur la couverture ». Un écrivain ! Ou plutôt un « goujat esthétique » selon l'oncle de Katia, ce fier Pavel Pavlovitch qui rentre de Nice. Bref un beau parti, mais sans le sou, et la baronne aurait préféré la voir fiancée à tel prince qui passe l'été à Biarritz.

 

Ce joli garçon tombe sous le charme du village russe typique, Tselebeïevo. Un vrai village russe avec une auberge où les moujiks s'enivrent (« jusqu'au soir ils ont bu pour se dessoûler ») et chantent, avec deux popes dont le père Bucole Golokrestovski en bisbille avec l'institutrice, un village qui se retrouve chez le boutiquier Ivan Stepanov, bonhomme susceptible de « lâcher le coq rouge » — entendez mettre le feu aux isbas ou aux domaines — un village enfin avec un curieux menuisier, le bancal Mitri Mironovitch Koudeïarov qui vend ses chaises jusqu'à Moscou et bien sûr à Likhov, la ville la plus proche reliée à Tselebeïevo par une route que plusieurs âmes simples auraient bien détruite pour sauver l'âme du village et par haine de la ville. Dans cette ville de Likhov desservie par le train de Moscou réside un riche minotier qui fréquente les chanteuses du cabaret ; ce Louka Silytch Eropeguine traite de « gros tas » sa femme replète. Il ignore que Fiokla Matveiëvna accueille la secte de la Colombe d'argent et aussi qu'elle l'empoisonne à petit feu avec la complicité de la servante Annouchka. L'atmosphère estivale est explosive. Dans les parages de Tselebeïevo, des paysans sont prêts à se soulever guidés par les étudiants socialistes, tant et si bien que les cosaques sont venus au hameau voisin de Gratchikha pour arrêter des séditieux. Et Stopia, le fils du boutiquier, a dû planquer « une liasse de proclamations ». On devine ça et là le contexte de la guerre perdue contre le Japon et de la crise qui déboucha sur la première révolution russe.

 

La secte de la Colombe d'argent porte un message ruraliste et spiritualiste, sans doute inspiré par les Vieux Croyants et les « khlistys ». « C'est l'Eglise du Saint-Esprit qui se bâtit » affirme le mendiant Abram à Darialski. Elle est dirigée par le menuisier Koudeïarov dont le visage regardé de côté « ressemblait à une icône de l'école de Souzdal ». Darialski va tomber dans ses filets après une scène de rupture avec Katia et la baronne énervées par la visite du général Tchijikov. Il est davantage attiré par l'accorte Matriona Semionovna, servante et concubine du menuisier. En dehors des cérémonies de la secte, où tous revêtent de longues robes blanches et dansent autour du menuisier qui dirige le culte, Darialski retrouve Matriona dans les prés, dans la forêt, dans l'arbre creux. D'étranges liens le relient aussi au menuisier, comme les fils que tissent les araignées et Darialski en arrivera à devenir apprenti dans l'atelier du menuisier avant qu'une longue veillée de discussion avec son ami Schmidt, l'unique estivant du village, ne le détermine à s'échapper, et — malheureusement pour lui — à se retrouver chez les Eropeguine, attendu par les « colombes », un groupe de membres de la secte emmené par le rude chaudronnier Soukhoroukov.

 

L'écriture de Biely exalte la campagne russe, la plaine eurasienne, une nature puissante. L'auteur a voulu faire ressentir le parler populaire, amenant la traductrice à risquer des créations verbales comme « instutrice » ou « saucialiste ». Le lecteur y trouvera aussi un humour inspiré de Gogol, inscrit par exemple dans des noms (le domaine de Gougolevo, le général Tchijikov) ou dans des descriptions cocasses. L'œuvre est toutefois assez exigeante en raison de nombreuses interactions entre les personnages sans qu'un fil chronologique soit toujours évident, et aussi du fait des envolées lyriques de l'écrivain.

Ce roman addictif, Biely l'a écrit en 1908 lors d'un séjour à Dedovo dans la propriété de son ami Soloviev, ainsi que Georges Nivat le rappelle dans une riche postface qui précise les relations du romancier symboliste russe avec le milieu littéraire de son époque.

 

Andreï Biely : La Colombe d'Argent. Traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton. Editions l'Âge d'Homme, 1990, repris par Les Editions Noir sur Blanc en 2019, 450 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE
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