
Tout un roman sous le signe du verre ! Dans ce roman d'une jeunesse perdue, une narratrice s'adresse à ses parents qu'elle ne connaît pas : « Cela vous intéresse peut-être de savoir que vous avez une petite-fille ». Mais le bébé souffre de la maladie de Lobstein : ses os se brisent comme du verre. Ce roman, ces 167 éclats de verre réunis dans une chronologie brisée, nous entraînent dans le traumatisme d'une existence.
Chișinău, Moldavie, dernières années de l'Empire soviétique. Tamara Pavlovna rentre de l'orphelinat avec une petite de sept ans qu'elle vient d'adopter : c'est Lastotchka, l'hirondelle, la future narratrice. Elle racontera les cours d'immeubles où vit un voisinage pittoresque mais souvent triste de jeunes et d'adultes, qui deviendront ses amis : Olia emportée par la tuberculose, Oxanka par la prostitution, Maricica surtout, la préférée, plus tard victime d'un banale appendicite. Voici aussi Bella la juive, Katia et ses parfums et Pavlik qui a été éborgné, sans oublier la vieille Chourotchka qui a tant besoin d'aide car elle ne tient plus sur ses jambes. Le quartier vit dans la pauvreté, la maladie, la souffrance, mais aussi dans l'entraide. On se débrouille, on ne roule pas sur l'or. Zakhar l'ancien combattant mutilé et médaillé distribue des bonbons avec parcimonie tandis que le Polkovnik cultive des roses de collection et pleure quand son jardin brûle. Le roman aborde avec bonheur d'autres thèmes que celui de la tristesse d'une petite capitale de l'Empire et d'un quartier où la vie est si fragile.
Le travail figure au nombre des grands thèmes du roman. Tamara Pavlovna est une travailleuse acharnée, souvent alcoolique, et méprisée par le voisinage. En plus de donner des leçons de russe elle gagne quelques sous en récupérant des bouteilles vides avec Lastotchka. Pour les recycler, il faut les laver — c'est à cela que sert la baignoire de l'appartement — ensuite Lastotchka les classe par catégories, et par couleur : une rangée verte, une rangée blanche, etc. C'est fastidieux et la gamine y perd son temps au lieu d'aller à l'école, mais quand elle y entre c'est pour devenir une bonne élève puisqu'elle ira faire des études en Roumanie et deviendra médecin, gynécologue à Bucarest. En attendant elle rêve d'amours, de parfums, de robes, et d'une Volga noire avec chauffeur.
L'interrogation sur l'identité est à mon sens l'intérêt essentiel du roman d'autant que c'est un roman de formation : une gamine va devenir une adolescente, subir un viol, découvrir les changements de son corps, réussir des études, devenir une femme médecin et une mère déçue. Mais d'abord, Lastotchka est-elle orpheline ou a-t-elle été abandonnée ? Et même, pourquoi Tamara l'a-t-elle choisie, elle, la laide petite gamine ? L'a-t-elle achetée pour en faire son esclave à ramasser des bouteilles sales ? Une relation d'amour-haine s'établit et ces interrogations la hantent, même quand plusieurs années ont passé et qu'elle est devenue amoureuse de Mikhaïl le frère cadet de Tamara. L'identité par la langue est au moins aussi problématique : Lastotchka est en porte-à-faux entre le russe des gens qui comptent et que Tamara lui apprend à coups de baffes, et le roumain des paysans, qu'elle considère d'abord comme du moldave tant qu'il s'écrit en cyrillique. Mais bientôt avec le dégel nationaliste et l'indépendance voilà que le cyrillique cède la place à l'alphabet latin. Cette joyeuse danse des langues se traduit si l'on peut dire par un semis de citations russes. « Peut-être aurais-je dû écrire en russe. En russe, les mots sont disposés différemment. En roumain, mes souvenirs sont plus clairs ».
Et dans ces souvenirs, le naufrage de l'Empire soviétique occupe une place d'abord discrète pour finir en une grande perturbation. La désignation de Gorbatchev avec sa tache en forme de mer Caspienne, l'explosion de Tchernobyl, le tremblement de terre qui casse les verres, sont vécus comme autant de coups du sort. Tamara veut tenir sa fille adoptive à l'écart des heurts entre Moldaves et Russes, tandis que le conflit éclate en Transnistrie. Et la monnaie dégringole perdant les économies d'une vie et de trafics frauduleux qui l'amenaient à Odessa : Tamara a travaillé pour rien. Alors que Bella a émigré en Israël, Lastotchka l'hirondelle poursuit son vol à l'ouest vers des lecteurs séduits.
• Tatiana Ţîbuleac. Le Jardin de verre. Traduit du roumain par Philippe Loubière. Éditions des Syrtes. 2020, 259 pages. - Prix de l'Union européenne de littérature en 2019.