
Publié en Italie en 1957 chez Feltrinelli et en français chez Gallimard l'année suivante, Le Docteur Jivago est le grand roman russe du milieu du XXe siècle. Sa réputation, amplifiée par le film de David Lean, ne tient pas qu'au Prix Nobel de 1958 et à l'attitude scandaleuse du pouvoir soviétique à l'égard de l'auteur qui après avoir censuré sa poésie le contraignit à refuser de se rendre à Stockholm pour recevoir le prix, car le retour en Russie lui aurait été interdit. En 1985 l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en a permis la publication en russe.
La fresque romanesque s'étend de 1903 à 1929 permettant de suivre une série de personnages principaux à travers la révolution de 1905, la guerre mondiale, la révolution de 1917, la guerre civile et jusque sous la NEP. Même si la description de ces événements n'est pas le cœur du sujet du roman, de franches condamnations du communisme soviétique émaillent le texte, principalement du point de vue moral en raison de la promotion de valeurs collectives médiocres. Se lisent aussi les dénonciations des violences de la Tchéka, du Goulag — après les obsèques de Jivago un dernier paragraphe évoque la déportation de Lara vers un camp de concentration au nord de la Russie (chapitre XVII) —, sans oublier la critique de la collectivisation des terres (dans l'épilogue).
Dans cette fresque immense riche d'une multitude de personnages dont les principaux sont listés au début du roman, il s'agit surtout de montrer comment deux couples sont brisés par la guerre et la révolution en conséquence de quoi l'amour adultère du docteur Iouri Andréievitch Jivago et de la belle Larissa Fiodorovna Antipova ne peut déboucher que sur la tragédie d'une séparation déchirante. D'emblée l'histoire se situe dans une atmosphère de tristesse puisque Iouri est orphelin : son père s'est suicidé en se jetant d'un train. En raison de ses origines bourgeoises, Iouri ne se range pas du côté des bolcheviks, son père était un homme d'affaires ; son épouse, Tonia, fille d'intellectuels, était la petite-fille d'Ivan Krüger, jadis maître de forge dans l'Oural, et propriétaire du domaine de Varykovo, près de Iouriatine, où se passent différents temps du roman. En revanche, Lara est « la fille d'un autre milieu », sa mère devenue veuve est protégée par l'avocat Komarovski, celui-ci l'a séduite à quinze ans, puis Lara a épousé son amour d'enfance, Pavel, le fils du cheminot Antipov ; Lara et Pavel, réussissent leurs études de sciences et de lettres qui les amènent, à la veille de la guerre de 1914, à quitter Moscou pour prendre un poste d'enseignants à Iouriatine (une ville imaginaire qui pourrait être Perm).
Devenu médecin et à peine marié à Tonia, Iouri Jivago exerce dans un hôpital de Moscou, puis est envoyé comme médecin militaire sur le front austro-allemand. La guerre a séparé aussi les Antipov. Pavel s'engage dans l'armée. Lara quitte son poste d'enseignante pour se faire infirmière et tenter de retrouver son mari dont elle est sans nouvelles. Ce sont Lara et Iouri qui se retrouvent sur le front : c'est le début de leur liaison. On pense que Pavel a été tué ou fait prisonnier. Quand éclate la révolution, et que la paix est signée entre le gouvernement bolchevik et les Empires centraux (événement éludé par l'auteur), Iouri rentre à Moscou mais les privations et le début de guerre civile décident Iouri et Tonia à partir au domaine de Varykovo pour se protéger et survivre à l'écart du monde agité. La liaison de Iouri avec Lara reprend à Iouriatine où elle habite en face de « la maison à colonnes ». Mais le Dr Jivago est enlevé par les partisans que commande Strelnikov, nom de guerre d'Antipov qui n'avait pas disparu sur le front ouest. Finissant par s'échapper, Jivago est atteint par le typhus et soigné par Lara ; il trouve alors l'inspiration pour écrire de beaux poèmes. Après le suicide de Strelnikov, Lara choisit de suivre Komarovski en Extrême-Orient pour sauver sa fille alors que Tonia, sans nouvelle de Iouri, avait rejoint Moscou avec sa famille avant d'émigrer vers la France. Les dernières années du docteur Jivago, après le désarroi de la séparation et l'errance, sont celles d'un retour à Moscou et d'une nouvelle liaison avec Marina, la fille de son concierge. Il meurt peu après avoir retrouvé son demi-frère.
L'œuvre de Pasternak contient une incroyable profusion de scènes remarquables. Étonnante est la soirée du Noël d'avant-guerre où l'on voit Lara blesser un homme à coups de pistolet tirés en visant Komarovski, l'amant qu'elle voulait punir de l'avoir salie. Émouvante la nuit dans la datcha de Varykovo où Strelnikov, pourchassé par la tchéka, croit retrouver enfin Lara alors qu'elle est déjà partie avec Komarovski, laissant en pleurs Iouri Jivago. Les deux hommes passent la nuit à évoquer Lara. Au matin, Strelnikov, pour ne pas tomber entre les griffes de la tchéka, se suicide sur la neige. Touchante enfin plus que toute autre la scène de Lara, de passage à Moscou, pleurant son amant mort. La nature russe, et particulièrement la forêt, l'hiver et la neige, donnent à cette œuvre profondément humaniste une coloration mélancolique qui souligne le destin de vies broyées par l'histoire.
C'est finalement un grandiose et palpitant roman de l'échec que Le docteur Jivago : échec de la révolution qui accouche d'un monstre, échec des deux couples, échec de la liaison entre Lara et Iouri. En un mot, Jivago n'a rien de la masculinité caricaturale de l'homme russe tel qu'aujourd'hui nous le montrent quantité de romans, de films populaires ou de documentaires.
• Boris Pasternak. Le Docteur Jivago. Gallimard, 1958. 650 pages. - Existe en Pléiade depuis 1990 et plus récemment en Folio.