Avec “Carnets d’un anthropologue”, Marc Abélès, actuellement directeur d’études à l’EHESS, revient sur son histoire personnelle et professionnelle. Le sous-titre “De Mai 68 aux Gilets jaunes” est alléchant mais un tantinet trompeur car il sera assez peu question de ces manifestations populaires contre Macron autour des ronds-points. En réalité, le fil rouge de ce livre relie les discours et les assemblées dont l’auteur fut témoin, principalement dans sa carrière de chercheur.
Marc Abélès fait remonter son intérêt pour l’écoute des discours des autres aux après-midi où sa grand-mère paternelle recevait ses copines, autrement dit ses « vieilles pies » selon les termes du grand-père. Il relevait des expressions marquantes pour lui, ce qui était l’indice d’une carrière littéraire, plus tard confirmée par ses années à l'ENS et l'attente des oracles d'Althusser car il envisageait d’enseigner la philosophie. Quand Mai 68 arriva, il avait pile dix-huit ans et un grand appétit de discours trotskistes, maoïstes, communistes. Faute d’un sujet trop désiré sur Leibniz, il fit alors l’impasse de l’agrégation cette année-là mais découvrit deux choses. D’une part l’art de créer et piloter une revue gauchiste que le PC ne voulut pas patronner — ce fut Dialectiques qui connut son apogée avec un numéro consacré à Gramsci. D’autre part l’EPHE où Maurice Godelier l’initia à l’anthropologie.
Dès lors, Marc Abélès se souvient avec émotion de ses premières enquêtes de jeune chercheur ; elles portaient sur les Rouergats de Paris dont les réseaux tiennent de nombreuses brasseries. Ensuite, vint la découverte de l’Éthiopie : l’observation des paysans d’Ochollo, au sud des hauts-plateaux, constitua sur sa thèse, sous la direction de Claude Lévi-Strauss. C’est avec jubilation qu’il découvrit comment ces paysans organisaient démocratiquement des assemblées en place publique pour délibérer sur les affaires locales comme sur des litiges privés. La révolution qui renversa le Négus au profit de militaires marxistes pro-chinois puis pro-soviétiques balaya ces vestiges de la tradition immémoriale au nom de l’unification et de la centralisation. Quelques années plus tard, cette thèse une fois publiée était devenue constitutive du patrimoine des villageois d'Ochollo (Le Lieu du politique).
De retour en France, l’anthropologue s’est intéressé à la vie des élus locaux de l’Yonne (Jours tranquilles en 89) avec toute une réflexion sur l’éligibilité des candidats aux élections municipales, qui exclut le parachutage, vu la préférence des électeurs pour des candidats s’appuyant sur un solide enracinement local.
Pour terminer ses carnets, le regard de l’anthropologue se porte sur les institutions européennes. Assistant aux débats du Parlement il ressent un premier déficit de démocratie quand il constate que chaque eurodéputé intervient de sa place et s’adresse au Président et non pas d’une tribune à l’intention de tous ses collègues. Plus encore, il ressent le plurilinguisme comme un obstacle à de véritables discussions parlementaires. L’Europe de Bruxelles c’est Babel… Mais que le lecteur soit rassuré, l’auteur ne prône ni l’espéranto ni le volapük pour guérir l’anémie démocratique de l’Union européenne.
Une lecture enrichissante et bien agréable.
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Marc Abélès. Carnets d’un anthropologue. De Mai 68 aux Gilets jaunes. Odile Jacob, janvier 2020, 232 pages.