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La plus grande bêtise que j'aie jamais entendu sur la Révolution française est l'affirmation de Clemenceau : « La Révolution est un bloc ! » Et vous, la Révolution française, vous en pensez quoi ? En ces temps de confinement vous devriez avoir le temps de lire le dernier ouvrage de Jonathan Israel, professeur de l'Institute for Advanced Study de Princeton, sous-titré « une histoire intellectuelle de la Révolution française ». Sa compétence de spécialiste de l'histoire des Lumières, notamment des Lumières radicales (cf. son essai sur les Lumières radicales : ici ), lui permet de relire de façon convaincante et pertinente le déroulement de notre Révolution. Pour convaincre de se plonger dans cet épais volume, je dirai que l'intérêt de ce travail est triple : toujours situer les acteurs de la Révolution par rapport à la pensée des Lumières, proposer un scénario de la décennie 1789-1799 qui soit cohérent avec l'influence des Lumières radicales, reprendre l'analyse de l'action de Robespierre et de son entourage par rapport à celle des républicains et démocrates qu'il a écrasés et que l'historiographie a trop souvent négligés. Très symboliquement, l'ouvrage s'ouvre sur un chapitre consacré à la presse à la veille de la Révolution car c'est cette presse qui fait connaître les Lumières au plus grand nombre et discrédite la Cour et les conservateurs. Les hommes de plume sont ainsi très actifs dans cette France en révolution, et non pas les hommes d'affaires…

 

Entre Lumières modérées ou radicales, bien plus qu'une nuance

Dire que la Révolution française est la conséquence de la philosophie des Lumières comprise comme une pensée unique est une erreur. Jonathan Israël insiste sur la nécessité de distinguer les Lumières modérées des Lumières radicales. Les partisans des Lumières modérées, et on pense d'abord à Montesquieu et à Voltaire, acceptent une monarchie réformée par le parlementarisme selon le modèle représentatif anglais. Les partisans des Lumières radicales, — chères à Diderot, Helvétius, d'Holbach, Condorcet, Volney —, tiennent à l'égalité des droits, à la liberté de la presse, à l'éducation pour lutter contre les préjugés religieux et royalistes et sont absolument favorables au vote démocratique et à la république et (même si avant la fuite du roi à Varenne en juin 1791 on le dit pas ouvertement). Tous tiennent à une Constitution et à la Déclaration des Droits de l'Homme. Quant aux populistes entraînés par Marat, « suisse et anti-philosophe », et qui se disent disciples inspirés par Jean-Jacques Rousseau, ils minimisent la nécessité de l'éducation (particulièrement pour les filles), considèrent la Constitution et les Droits de l'homme avec distance, et préfèrent toujours l'option de la démocratie directe, c'est-à-dire en fait des petits groupes minoritaires souvent incultes, excités par une presse grossière et manipulés par des démagogues qui profitent de la colère populaire.

 

Reprendre le scénario de la Révolution

Une première période heureuse s'achève en fait dès le 20 juin 1791 quand la « fuite » du roi met fin à la crédibilité d'une monarchie réformée sur le modèle anglais au temps de la domination de Mirabeau dont le rôle a été décisif dès l'été 1789. Les Feuillants du gouvernement ne parviennent pas à s'imposer sous la Législative. La fusillade du Champ de Mars en juillet 1791 annonce leur échec probable. La Fayette, l'ex-« héros des deux mondes », est discrédité. Comme le sera Mirabeau quand on découvrira ses relations secrètes avec la Cour.

Une deuxième période correspond à la victoire des républicains et des démocrates. Ils souhaitent même exporter la Révolution. « Condorcet et Brissot voulaient autant consolider qu'internationaliser la Révolution… » et « montrer aux rois l'amour de la liberté. » Le républicains et démocrates deviennent déterminants après le 20 juin 1792, quand le roi est obligé de boire à la santé de la Nation dans les Tuileries envahies, et surtout avec le 10 août, quand la prise des Tuileries sanctionne la chute de la monarchie. Une nouvelle commune de Paris, la figure charismatique de Danton, des élections avec un large électorat, la victoire de Valmy, la proclamation de la République le 22 septembre 1792 et la perspective d'un procès de Louis XVI marquent l'apogée des démocrates disciples des Lumières radicales.

Puis le vent tourne en 1793, après l'exécution de Louis XVI, à l'avantage d'une coalition populiste emmenée par Robespierre, forte des sections parisiennes manipulées par Marat, et d'une municipalité élue sous le contrôle de la Montagne. Le coup d'état robespierriste du 3 juin 1793 sanctionne la défaite du parti républicain et démocrate et sonne l'extinction des Lumières pour un peu plus d'un an. C'est le triomphe des populistes qui mettent tous leurs adversaires dans un même sac : brissotins = royalistes. Même Danton sera éliminé.

 

La dictature de Robespierre

Robespierre n'est pas un vrai républicain. Voilà une thèse qui ne plaira pas à ceux qui préfèrent les légendes à la réalité. Le lecteur est effectivement surpris de découvrir qu'après la “fuite” du roi à Varennes Robespierre ne voit pas pourquoi on abandonnerait la constitution fondée sur la monarchie parlementaire. Puis quand en 1793 Condorcet s'efforce de mettre sur pied une constitution républicaine et démocratique, le leader populiste en torpille le projet en l'altérant un peu : la Constitution de 1793, qui reste remarquable (et réclamée par la foule encore en 1795 et Babeuf en 1797), sera vite rangée au fond d'un tiroir, ça ne l'intéresse pas : il préfère son prétendu « Gouvernement révolutionnaire » qui va à l'encontre des acquis précédents et  conduit à la tyrannie du Comité de Salut Public — si mal nommé. Même l'abolition de l'esclavage de 1794 ne lui est pas réellement imputable. Robespierre et Marat se moquent aussi des révolutionnaires étrangers qui ont rallié la France, comme Anacharsis Cloots.

Les supporters fanatiques de Robespierre sont des populistes, hostiles comme lui aux intellectuels, et leurs choix sentent presque — ne sursautez pas ! — ce qu'on appellera plus tard le fascisme. En effet, Robespierre sous le masque de « l'Incorruptible », manipule les élections parisiennes, et les sections de sans-culottes parisiens, flattés (momentanément) dans leur espoir de démocratie directe rousseauiste, pour partir à l'assaut des brissotins de la Convention qui sont délibérément qualifiés d'ennemis du peuple, de traîtres, etc. La politique terroriste de Robespierre repose sur « un mensonge », imaginant un complot, « la fable du fédéralisme » pour alarmer les patriotes. Son discours spartiate sur la Vertu, tandis que la guillotine égalise en série les “suspects”, est un leurre qui recouvre la destruction des idéaux révolutionnaires républicains ; la presse n'est plus libre, il ne subsiste que les torchons de Marat, L'Ami du peuple, et d'Hébert, Le Père Duchesne, tandis que les généreux projets scolaires de Condorcet sont bafoués, etc. L'auteur souligne le culte de la personnalité dont Marat a été l'objet, puisqu'il a même été panthéonisé quelques mois durant. La Terreur est un mode cynique de gouvernement pour contrôler Paris et quelques villes, et en même temps elle dresse en retour une grande partie du pays contre la Montagne et les Jacobins. Il en résultera après Thermidor un très fort ressentiment anti-robespierriste et anti-jacobin. Pour démontrer tout ceci l'historien n'a que l'embarras du choix pour puiser dans une multitude de témoignages contemporains.

Après cela, le Directoire est l'heureux retour au pouvoir des vrais démocrates et républicains. Jonathan Israël a voulu réhabiliter la Constitution de 1795 marquée enfin comme le préconisait Montesquieu par une véritable séparation des pouvoirs, et sa législation scolaire qui diffuse les Lumières radicales dans la direction conçue par Condorcet et Lakanal, avec maintenant Daunou et Volney pour l'appliquer : on n'oubliera ni les Écoles Centrales, ni la fondation de l'Institut. Les idéaux des Lumières radicales progressent alors en Allemagne, en Italie et surtout en Hollande, au pays de Spinoza. Mais les hommes au pouvoir à Paris trouvent difficilement un écho favorable dans les profondeurs des provinces. Le pays connaît également une grave division entre les élites et un peu de plus en plus désabusé. Enfin le projet de Sieyès en 1799 pour stabiliser le Directoire et sauver la révolution est détourné par un général tout auréolé de gloire alors même qu'il a perdu sa flotte et son armée en Égypte !


 

• D'autres centres d'intérêt

Naturellement pour se lancer dans la lecture de cette œuvre immense il est préférable d'avoir des connaissances déjà assez précises de la fin de l'Ancien Régime et de la décennie 1789-1799. L'auteur met en scène une multitude de personnages — rappelés dans une utile annexe de 167 courtes biographies — ce qui rend le livre très vivant. Certes, beaucoup le trouveront difficile à suivre, or l'effort est récompensé par la compréhension magistrale — et au plus près — d'une époque déterminante pour notre culture historique et politique.

Dans cette vaste étude la question religieuse est un fil conducteur intéressant auquel des lecteurs pourront se rattacher : les Lumières radicales lancent l'offensive avec la constitution civile du clergé, le serment des prêtres constitutionnels et son refus par les prêtres “réfractaires” tend en 1791 la relation entre le roi et les révolutionnaires. Les massacres de septembre 1792 visent particulièrement des prêtres et religieux enfermés dans les prisons de Paris : les accusations sur la responsabilité de ces assassinats participe fortement des luttes entre jacobins, brissotins, enragés, etc. La question de la déchristianisation en 1793-94 divise même les partisans de Robespierre tout comme son culte de l'Être suprême dont la célébration invita certains à l'ironie. Au lendemain de la chute de Robespierre, le retour presque massif de prêtres émigrés crée une vive réaction, et des déportations. La Directoire cependant accepte une réouverture des églises en fonction des données locales. Beaucoup de révolutionnaires, des élites comme des sans-culottes, admettent mal la poussée athéiste des démocrates les plus radicaux. Les Vendéens, parmi d'autres, se sont soulevés au nom du roi et de l'Église. En même temps, les Juifs étaient reconnus comme citoyens, en France, dans le Comtat Venaissin, et dans les pays conquis par les armées révolutionnaires.

En fondant son étude au rapport de la Révolution avec les différences au sein des Lumières, il est clair que l'on reste surtout dans un paysage limité à Paris où ont convergé les hommes politiques de province — comme Mirabeau, Brissot, Robespierre, Marat, Saint-Just et tant d'autres — Paris avec ses sections, ses clubs, ses journaux ; mais l'auteur s'est efforcé de rappeler aussi les débats ou les événements vécus ailleurs, en Corse, à Mayence, à Lyon, à Bordeaux, etc. Bien évidemment un tel éclairage sur « les idées révolutionnaires » laisse de côté (sauf nécessité impérieuse de l'exposé) les événements socio-économiques et militaires.

 

• Batailles d'interprétation

Dans une postface spécialement écrite pour cette édition, Jonathan Israël repositionne son ouvrage dans l'historiographie française. Passant en revue les classiques, il évoque les apports d'Aulard et de Mathiez, salue le travail de Soboul sur les sans-culottes et celui de Godechot pour la « révolution atlantique » (reprise de Palmer), une idée judicieuse mais qu'il fallait nuancer. Il reproche à Jean-Clément Martin de totalement séparer la Révolution française de la Révolution américaine et il dénonce un complaisant « retour de Robespierre » dans les publications de ces dernières années. Mais c'est surtout François Furet qui est visé par les critiques de l'historien américain : « [il] commettait de grossières erreurs, parfois même ridicules, à propos d'à peu près tout à l'exception du caractère idéologique de la répression des critiques du régime durant la Terreur. » Et plus loin : « Furet et certains de ses élèves, dont Gueniffey, ruinèrent tout à fait leurs arguments en faisant de la Montagne et de Robespierre le véritable esprit de la Révolution ». Comme Furet, bien des historiens « ont souvent préféré “penser la Révolution française” plutôt que l'étudier dans ses manifestations concrètes, ses institutions spécifiques, ses formes de politisation » — ce jugement terrible choisi par Jonathan Israël est repris du livre de Marc Melissa et Yves Bosc intitulé Robespierre. La fabrication d'un mythe.

Ainsi l'idéal des Lumières radicales, momentanément éclipsé par la dictature robespierriste, continue à vivre après Thermidor avant de connaître une nouvelle déconfiture au profit de Bonaparte.

 

• Jonathan Israel : Les Idées révolutionnaires. Une histoire intellectuelle de la Révolution française. Traduit de l'anglais par Marc-Olivier Bherer. Alma éditeur/Buchet-Chastel, 2019, 930 pages.

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1500-1800, #FRANCE, #HISTOIRE 1789-1900
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