Tout à la fin de l'année 1799, à Barcelone, une chanteuse française, la Desflors, est assassinée à son hôtel après avoir donné un récital dans le salon d'un vieil aristocrate qui avait invité toute la crème locale. Le jeune Andreu, qu'elle avait remarqué durant la soirée tandis que son camarade Nando l'accompagnait au piano, est soupçonné du crime. Et condamné à mort.
Mais Jaume Cabré ne nous donne pas un roman policier. On ne saura pas qui a assassiné l'artiste lyrique. C'est que l'enquête et le procès ont été rondement menés sur ordre du Régent de l'audience de Barcelone — le chef de l'administration judiciaire — don Rafel Masso i Pujades. Et c'est lui qui est au centre du roman. Un arriviste, imbu de lui-même, fier de contempler les astres avec son télescope. Pourquoi était-il si pressé de faire condamner Andreu sans prendre le temps de faire revenir Nando, témoin important, parti à l'armée ? La principale raison est qu'il a un crime à cacher !
Deux ans auparavant il a étranglé sa jeune maîtresse infidèle, Elvira, et qu'il a complètement étouffé l'affaire grâce à son jardinier. Et graissé la patte au chef de la police. Mais voilà que ce jardinier, à l'article de la mort, a des confessions à faire auprès du curé et du notaire. Des documents compromettants pour don Rafel vont circuler... Il ne pourra y échapper. Et puis Nando est de retour et réclame justice, ou plutôt vengeance !
En même temps Jaume Cabré nous décrit une société aristocratique décadente, corrompue, déchirée de rivalités personnelles, partagée entre les Lumières et la bigoterie, fort soucieuse de fêter le changement de siècle si tant est que le 1er janvier 1800 commence le XIX° siècle. Certains voudraient attendre un an encore... (On a connu la même discussion en 2000 !) Pour cette cérémonie, donnée à la cathédrale, les gens importants se disputent les places assises, et souhaitent montrer leurs nouveaux et coûteux habits de fête. C'est très important pour donya Marianna, l'épouse du Régent de l'audience, tandis que celui-ci, don Rafel, n'a en tête que l'impasse dans laquelle il s'est fourré. Le romancier catalan a très bien su nous dépeindre la montée de la trouille chez son personnage principal.
En même temps, donya Marianna exceptée, tout ce beau monde est préoccupé par le sexe. Ce coquin de don Rafel, outre sa passion fatale pour Elvira, s'emploie à reluquer sa voisine la comtesse, la belle et légère Gaietana, qu'il zieute avec son télescope braqué sur la fenêtre de sa chambre et qu'il désire assez pour la retrouver dans des images osées qu'il cache dans son bureau. Le vieux marquis de Dosrius, qui ne tient plus sur ses jambes, compte pour se divertir sur les demoiselles de sa domesticité. Les jeunes Andreu et Nando, qui ambitionnent d'écrire et composer un opéra, découvrent aussi l'amour : l'un auprès de la cantatrice, l'autre avec des servantes d'auberge.
Roman à la thématique variée, marqué par la pluie sur Barcelone dans cet hiver de fin de siècle, Sa Seigneurie est le premier des grands romans qui ont fait la réputation de Jaume Cabré. Un régal.
• Jaume Cabré. Sa Seigneurie. Traduit du catalan par Bernard Lesfargues. Bourgois 2004. Babel, 2016, 437 pages.