Tandis que le mur de Berlin et les régimes communistes d'Europe s'effondraient par un effet de domino au moment où la France fêtait le bicentenaire de sa Révolution, la démocratie croyait avoir triomphé et pouvoir sonner la fin de l'Histoire. Mais c'était hier et avec le nouveau siècle, le populisme a connu un tel développement qu'il pourrait tout remettre en question, comme en Pologne ou en Hongrie, et pourquoi pas en France ou en Italie.
Une récente série de publications s'est emparée de ce sujet : Le Dictionnaire des populismes de Christophe Boutin, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois (Cerf, 2019) ; Le retour des populismes de Bertrand Badie et Dominique Vidal (La Découverte, 2019) ; Le Populisme de Pascal Perrineau (Que Sais-je ?, 2019) ; L'enquête hongroise de Bernard Guetta (Flammarion, 2019) ; Le Populisme en Europe centrale et orientale de Roman Krakovsky (Fayard, 2019) ; Les origines du populisme de Yann Algan et alii (Seuil, 2019) ; Peuplecratie d'Ilvo Diamanti et Marc Lazar (Gallimard, 2019) ; Qu'est-ce que le populisme ? de Jan Werner Müller (Folio, 2016) ; Populisme : les demeurés de l'histoire par Chantal Delsol (Ed. Du Rocher, 2015) ; Les nouveaux populistes de Dominique Reynié (Pluriel, 2013) ; sans oublier L'Illusion populiste de Pierre-André Taguieff (Champs, 2007) etc… Le populisme a peut-être mauvaise presse mais il fait la joie des éditeurs.
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Connu pour ses nombreux essais de science politique, Pierre Rosanvallon attaque fermement son sujet par ce constat : « Le populisme révolutionne la politique du XXIe siècle ». Mais d'abord qu'est-ce que le populisme ? C'est « un mot en caoutchouc » estime-t-il devant la multitude des exemples venus de l'actualité internationale et le manque de définition claire.
Dans une première partie, « Anatomie », Rosanvallon examine les éléments du populisme. Au lieu d'inclure la totalité de la population, le mot peuple s'y entend comme un « nous » face à « eux » les élites et les oligarchies. Ce peuple veut régénérer la démocratie représentative par une potion de démocratie directe et de référendum. Ce peuple sous l'emprise d'une vie publique saturée d'émotions veut s'assembler autour d'un leader et il réclame protection face à la mondialisation. Cette définition est assez large pour contenir la diversité des populismes, les uns en relation avec l'extrême-droite, les autres vers l'extrême-gauche, et pour réunir des mouvements dans l'opposition aussi bien qu'au pouvoir. Les démagogues Matteo Salvini, Jean-Luc Mélanchon et Marine Le Pen voisinent ici avec Perón, Chávez, Viktor Orban et Donald Trump, etc.
La seconde partie, « Histoire », recherche les mouvements précurseurs du populisme contemporain. Le césarisme de Louis-Napoléon Bonaparte — il publia une Histoire de Jules César — apparaît comme un premier moment de « démocratie illibérale » en France ; le Prince-Président lança l'usage des voyages en province à la rencontre directe du peuple. Il voyait la presse comme « une puissance aristocratique » ne représentant que des intérêts particuliers et qu'il convenait donc de surveiller. Les années 1890-1914 virent se développer des mouvements de type populiste en France avec le général Boulanger, et aux Etats-Unis avec le People's Party puis le mouvement progressiste. Au XXe siècle, c'est « le laboratoire latino-américain » qui a donné de nombreux exemples de populisme avec le colombien Gaitán et l'argentin Juan Perón et suivis puis tard par Chávez et Evo Morales. (Cette partie historique est complétée par une annexe où l'auteur évoque trois utilisations du mot « populisme » : les populistes russes des années 1860 soucieux de marcher vers le peuple des campagnes pour l'éduquer et l'éveiller politiquement ; le People's Party américain des années 1890 ; le « roman populiste » en France dans les années 1930…) Qu'est-ce que ce panorama nous apprend sur le concept de populisme ? Le « flottement » conceptuel qui en résulte pousse Pierre Rosanvallon à reprendre la réflexion sur le « retournement de la démocratie » appelé « démocrature » par Pierre Hassner.
La dernière partie est consacrée à la « Critique » du populisme. Elle traite ainsi des inconvénients du recours au référendum cher aux partisans de la démocratie directe. Il ne mentionne que très brièvement les référendums de De Gaulle et le Brexit. L'auteur revient sur l'usage suisse de la « votation » et ironise sur la conception rousseauiste d'une volonté générale qui devait surgir spontanément, les citoyens s'exprimant « sans avoir aucune communication entre eux » — comme dans une dégustation en aveugle — et se gardant « d'opiner, de proposer, de diviser, de discuter » (in Du Contrat social, II.3 et IV.1). Plus actuelle me semble-t-il est l'analyse de « la propension à l'irréversible » à l'œuvre en démocrature — cette variante de la démocratie où les populistes ont conquis le pouvoir — c'est-à-dire les manigances des populistes au pouvoir contre les institutions judiciaires (et la presse) afin d'en supprimer l'indépendance et permettre à l'exécutif de régner sans partage ou plus facilement. De même, des actions contre la constitution, à l'exemple de Hugo Chávez dès son arrivée au pouvoir en 1999, permettent d'allonger indéfiniment le mandat populiste en violation des traditions démocratiques. Dans ce cas, le populisme au pouvoir rejoint le léninisme de la dictature du prolétariat, même si l'auteur conseille de distinguer totalitarisme et démocrature.
Afin de sauver les démocraties encore valides, l'auteur invite à prendre le chemin de la démocratie participative.
• Pierre Rosanvallon : Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique. Seuil, 2020, 275 pages.