Il y a une dizaine d'années, Marie-Françoise Baslez avec Comment notre monde est devenu chrétien et Paul Veyne avec Quand notre monde est devenu chrétien ont brillamment revisité la christianisation de l'empire romain. Faisant écho à ces titres Guillaume Cuchet, professeur à l'université Paris-Est Créteil, s'est intéressé au processus inverse : Comment notre monde a cessé d'être chrétien.
C'est l'histoire d'un effondrement. Pourtant vers 1945-1960, tout allait bien pour la France catholique. On avait oublié que l'Église avait soutenu Pétain — de ça le livre ne dit mot, ce n'est pas son sujet — et la pratique catholique était même relancée dans les milieux populaires sous l'impulsion de la JOC et de la JAC. Néanmoins, la pratique n'était pas uniforme sur le territoire national et les travaux cartographiques du chanoine Boulard firent l'effet d'une œuvre pionnière, inspirée par le sociologue Gabriel Le Bras. Dès 1947, sa première carte religieuse de la France rurale, s'appuyant sur les enquêtes épiscopales, fit apparaître une partition de la France avec à l'Ouest et du Sud du Massif Central à l'Alsace la France de vastes ensembles de paroisses chrétiennes très pratiquantes et par ailleurs des régions qui l'étaient peu, voire ce qu'il appelait des « pays de mission », principalement dans le Bassin parisien et le Nord-Ouest du Massif central. Fernand Boulard a perfectionné cette carte en 1966, sans toutefois que s'y traduise le début de la “déchristianisation”. Sa carte de 1947 avait eu un large impact, ainsi Émile Léonard en avait réalisé une pour sa France protestante en 1953, et surtout, cette carte de la pratique catholique était souvent mise en relations avec les résultats électoraux dans la science politique — et cela au moins jusqu'aux années 1980. C'était aussi la grande époque de l'histoire quantitative en France.
Tandis que le chanoine Boulard peaufinait ses cartes, il s'était produit un tournant dans la pratique des catholiques et c'est en 1965 qu'il s'amorça. Le décrochage religieux commença par les jeunes et sidéra bien des clercs. On constatait alors, en peu d'années, l'effondrement de l'affluence aux messes du dimanche et du nombre des pascalisants en même temps que le plongeon du nombre des personnes venues recevoir l'absolution de leurs péchés dans les confessionnaux des églises du pays — un chapitre est spécialement consacré à la crise du sacrement de pénitence. Si en 1952 encore 7 % des hommes et 23 % des femmes se confessaient une fois par mois, en 1974 ils et elles n'étaient plus que 1 %. Et en 1983, 69 % des Français avaient tourné le dos à la confession. Mais c'est en nombre croissant qu'ils allaient se livrer à leur psychanalyste…
L'hypothèse majeure de Guillaume Cuchet est que ce grand bouleversement a été provoqué par le concile Vatican II, à la fois parce qu'il changeait la liturgie, et parce qu'il semait bien des doutes et autorisait aux catholiques une liberté nouvelle. On a souvent retenu deux symboles, l'abandon de la soutane par les prêtres et l'abandon de la messe en latin, mais Guillaume Cuchet donne des explications plus approfondies. L'Église a multiplié les changements et les mises à jour : le rituel de la messe, les prières, le catéchisme, la communion, tout évolua. La confession auriculaire et l'assistance à la messe du dimanche n'étaient plus présentées comme des obligations. L'œcuménisme même sapait le dogme au point de conclure que toutes les religions se valent. Enfin, les autorités religieuses développaient parfois un certain mépris pour la « religion populaire ».
Comme tout bon historien, Guillaume Cuchet joue des différents rythmes de l'histoire. Entre le long terme, où le catholicisme recule en perdant son monopole sur les âmes, et le court terme du tournant de 1965, l'historien sait jouer de l'histoire cyclique et montrer les flux et reflux des Français vers leurs églises. Le décrochage de 1965 est comparé à d'autres événements en remontant le fil du temps : la Séparation de 1905, la Constitution civile du clergé sous la Révolution française, et jusqu'aux conflits religieux du XVIe siècle. C'est ainsi que la carte de 1947 se décalque largement sur celle des prêtres jureurs/réfractaires de 1791 dressée par Timothy Tackett pour La Révolution, l'Église, la France (1986).
Jusqu'à présent, après ces crises, l'Église catholique se redressait : ainsi par exemple, passé le choc de la Révolution et de la Terreur, les séminaires se remplirent de nouveau après 1815 si bien que le nombre de prêtres rapporté à la population allait culminer dans les années 1870-1875 avec 1 prêtre pour 639 habitants !
Jugeant des différentes raisons de l'effondrement après 1965, Guillaume Cuchet n'a pas la naïveté de penser que tout vient du seul concile Vatican II. Et il est clair que Mai 68 a amplifié le phénomène. Puis, en juillet de la même année, Paul VI en condamnant la contraception par l'encyclique Humanae Vitae mettait un terme à l'affluence des paroissiennes devant les confessionnaux. En même temps l'évolution de la société avait cassé l'intérêt de beaucoup pour la pratique religieuse. Des prêtres et des religieuses quittaient l'Église. La société de consommation, la télévision et les loisirs avaient victorieusement concurrencé les obligations catholiques. La relation des Français avec la transcendance avait fortement changé, à preuve l'essor du mouvement évangélique. Seul le communisme a encore plus mal supporté le changement que l'Église catholique. Question : la société d'aujourd'hui est-elle «post-catholique», ou « post-religieuse » ? Ceci est une autre histoire.
• Guillaume Cuchet : Comment notre monde a cessé d'être chrétien. Anatomie d'un effondrement. Seuil, 2018, et collection Points 2020, 307 pages.