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Dans la nuit du 27 au 28 septembre 1994, le ferry Estonia partant du port de Tallinn à destination de la Suède a sombré avec huit-cent cinquante passagers à bord. Ce terrible drame a inspiré à Anne von Canal un premier roman remarqué où musique et médecine sont les passions successives de son héros. La vie, les amours et les peines de Laurits Simonsen nous sont contées via des temporalités différentes, et imbriquées, dans lesquelles le lecteur parvient généralement bien à se retrouver — quoique un peu plus difficilement vers la fin. Laurits est un homme qui a dû, deux, trois fois, reconstruire sa vie. Cela ne se fait pas sans nostalgie, sans regrets.

On fait la connaissance de Laurits en 2005 à Venise alors qu'il a quitté Rosa après cinq ans de vie commune. Il a signé un contrat de pianiste sur un paquebot de croisière en Méditerranée. Des images du passé viennent hanter ses soirées et ses rêves. Peu à peu se devinent ainsi les déchirures dans son existence passée tandis que le paquebot va d'escale en escale et file vers Douvres.

Magnus, le père de Laurits est un éminent ophtalmologiste mais un père autoritaire et cynique, un tyran. Il n'a pas apprécié les études musicales de son fils qui auraient enchanté sa jeune épouse. Or, Laurits a raté l'entrée au conservatoire malgré les leçons de Mlle Andersson. Répondant à l'injonction de son père, Laurits s'est alors orienté vers la médecine et est devenu un brillant gynécologue. Il a épousé Silja et avec leur fille Liis ils forment une famille parfaite — apparemment. Du moins jusqu'à un repas d'anniversaire où l'oncle Jon tint, sans doute involontairement, des propos malencontreux. L'image que Laurits se faisait de son passé, de ses parents, fut alors ébréchée… Ses parents représentaient désormais pour lui quelque chose d'insupportable.

Le thème de la mer est omniprésent avec un bon lot de tempêtes, en Méditerranée, dans le golfe de Gascogne et surtout en Baltique. Mais le roman d'Anne von Canal n'est pas qu'une croisière vécue par un homme devenu pianiste sur le tard, c'est aussi une navigation familiale entre Suède et Estonie. Les parents de Silja avaient quitté Tallinn en voilier en 1944 au moment de la reconquête soviétique. Après 1990, l'indépendance de leur patrie balte les enchante au point d'y retourner vivre ; ils déménagent en emmenant avec eux des tournures d'une langue vieille de cinquante ans. Laurits et Silja vont également faire ce choix de traverser la Baltique. Voilà qui n'aura pas l'heur de plaire à leur fille de douze ans tant est grise et démodée la banlieue ex-soviétique où ils s'installent tous. Mais de Tallinn à Stockholm, ce n'est pas un si long trajet en ferry et Liis se fait bientôt une joie de prendre l'Estonia pour les soixante ans de sa mamie…

Dans ce roman plein d'amertume et de tristesse, la musique vient heureusement apporter une touche de bonheur et de légèreté. Les souvenirs des leçons de piano du jeune Laurits et de l'examen d'entrée au conservatoire nous emmènent virevolter du côté de Chopin et de Liszt. Plus tard, lassé des romantiques, Laurits découvrira Michael Nyman et Philip Glass. La fréquentation de ces compositeurs contemporains rendra à Laurits sa passion pour la musique en général et le piano en particulier. Ce sera pour lui une renaissance. Pour combien de temps ?

Un excellent roman.
 

Anne von Canal : Ni terre ni mer. Traduit de l'allemand par Isabelle Liber. Slatkine & Cie, 2016, 249 pages. [Der Grund, Mare Verlag, Hamburg, 2014].

 

Anne von Canal est née à Siegen en 1973. Traductrice et écrivaine, elle partage son temps entre Hambourg et la vallée de la Moselle. En 2019, les éditions Slatkine & Cie ont publié son second roman  “Scott est mort” (titre original “White Out”) : lors d'une expédition en Antarctique, une glaciologue apprend la mort de son amie d'enfance.


 


 


 

Tag(s) : #LITTERATURE ALLEMANDE
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