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    Couronné déjà de nombreux prix dont le Renaudot des lycéens, « Le bal des folles » mérite bien de rencontrer le succès. Car ce premier roman de Victoria Mas, la fille de la chanteuse Jeanne Mas, se distingue autant par sa riche documentation que par la construction de son intrigue. On apprécie le réalisme de cette immersion dans Paris en mars 1885, à l’époque du bal de la mi-Carême, le fameux « bal des folles », les malades de l’hôpital de La Salpêtrière. L’auteure y a enquêté et manifeste une grande empathie pour ses personnages. En nous faisant découvrir ces soi-disant « aliénées » V. Mas met en lumière la place assignée aux femmes dans la société bourgeoise masculine. C’est aussi l’époque où le spiritisme est à la mode. Entre science médicale et pratiques occultes, l’auteure campe deux femmes de caractère, Geneviève et Eugénie, que tout oppose au départ.

 

     « Entre l’asile et la prison on mettait à la Salpêtrière ce que Paris ne savait pas gérer : les malades et les femmes ». Si dans cet asile certaines aliénées souffrent de troubles mentaux et neurologiques, beaucoup ne manifestent aucune pathologie ; leur famille les a rejetées en raison de leur comportement non conforme aux codes de la société de l’époque. Ainsi Eugénie Cléry, fille de grands bourgeois notaires, rebelle aux règles de son milieu. En outre, depuis l’enfance elle a le don de voir les morts, les esprits des défunts lui parlent. Or « maintenir la réputation d’un patronyme importe plus que de garder ses filles », c'est pourquoi son père l’a reniée et conduite à l’asile, déclarant qu'« on ne converse pas avec les morts sans que le diable y soit pour quelque chose. Je ne veux pas de cela dans ma maison ». Eugénie aura beau argumenter face au docteur Charcot, « entendre des défunts est anormal » pour lui. Pourtant la jeune fille sait qu’elle n’est pas folle depuis qu’elle a lu le « Livre des Esprits » d’Allan Karadec, la Bible du spiritisme : l’esprit se sépare du corps mais ne meurt pas ; désincarné il entre en contact avec les vivants doués. Eugénie va tout mettre en œuvre pour sortir de l’asile. Néanmoins il lui faut en passer par les cours publics de Charcot où, grâce à l’hypnose, il plonge ses patientes en état hystérique pour reproduire et interpréter leurs symptômes. La séance, humiliante et douloureuse, laisse les femmes anéanties. Leur quotidien baigne dans l’ennui ; la seule perspective distrayante c’est ce bal de la mi-Carême : toutes s’appliquent à confectionner le costume qu’elles porteront pour danser. Ce bal excite le désir des bourgeois comme des prolétaires ; les « folles les fascinent » : « on se bouscule pour voir ces animaux exotiques, car c’est comme si l’on était dans une cage du Jardin des Plantes, en contact direct avec ces bêtes curieuses ». « Le temps d’un soir la Salpêtrière fait se rejoindre deux mondes qui n’auraient jamais de raison ni d’envie de s’approcher ».

 

     À l’asile tout est orchestré par l’intendante, Geneviève. Fille d’un médecin de campagne auvergnat, elle n’a jamais fait le deuil de sa jeune soeur Blandine décédée à seize ans. Traumatisée et névrosée elle a étouffé en elle toute émotion, tout attachement ; cartésienne à l’esprit froid, elles s’est vouée à la médecine et idolâtre le docteur Charcot.

     Eugénie va, malgré elle, prendre l’ascendant sur l’intendante car elle entend la voix de Blandine. En lui prouvant qu’un défunt peut rester proche des vivants, la jeunes fille ébranle les certitudes de Geneviève qui n’a de cesse d’entendre à nouveau sa sœur. En échange elle organisera la libération d’Eugénie. Elle se met à croire au spiritisme, elle qui avait foi en la science en vient à douter : « À quoi bon soutenir des certitudes si celles-ci peuvent être ébranlées ? » Cette entente entre les deux femmes va les libérer.

     Pour avoir osé faire sortir une aliénée Geneviève en devient une à son tour aux yeux de Charcot : « elle a aidé une folle à s’enfuir ! elle est devenue malade elle aussi ! » Geneviève s’était construite contre sa nature : enfermée à l’asile elle se sent libérée, « sereine depuis qu'elle doute ». Elle se confie dans une ultime lettre à sa sœur, son journal intime en quelque sorte : « La foi inébranlable en une idée mène aux préjugés... il ne faut pas avoir de convictions : il faut pouvoir douter de tout, et de soi-même ». Eugénie, quant à elle, échappe à son milieu et peut enfin s’épanouir en se consacrant au spiritisme.

     L’auteur évoque avec d’autres personnages aussi attachants comme Louise ou Thérèse, bien des existences cabossées et pourtant assoiffées de vivre.

     En cette fin du 19° siècle, les préjugés, les certitudes et le fort déterminisme social clivent la société et oppriment les femmes et les faibles. Victoria Mas érige le doute en principe, garant de la liberté d’esprit : quel précieux conseil pour notre temps !!

 

    Victoria Mas : Le bal des folles. Albin Michel, 2019, 250 pages.

 

Chroniqué par Kate

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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