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Des victimes de la religion dominante. Des souterrains obscurs envahis de vermine. D'immenses bûchers à Madrid. Des exécutions capitales à Londres. Le décor est dressé...

L'étude porte sur les minorités enfermées « pour fait de religion » tant en France qu'en Angleterre et en Espagne. Il s'agit donc respectivement de huguenots victimes de la révocation de l'édit de Nantes et de la répression des Camisards, de « récusants » et de catholiques accusés de comploter contre la souveraine anglicane Elisabeth Iere, enfin de prisonniers de l'Inquisition espagnole instituée en 1478, donc des morisques et marranes soupçonnés de judaïser.

Bien que l'organisation du livre soit thématique, l'historienne nous embarque pour un tour d'Europe (occidentale) des prisons, en décrivant d'abord la diversité des lieux et des conditions de détention, elle démontre finalement la commune résistance de ces minorités, se fortifiant autour de leurs causes, et suscitant l'admiration de leurs coreligionnaires restés à l'extérieur.

 

 

Diversité.

Les « espaces carcéraux » de ces siècles passés sont assez éloignés de la représentation qu'on s'en fait sous l'influence du panoptique du XIXe siècle. Généraliser les conditions de détention est impossible tant la diversité et l'inégalité règnent. La prison de Dunkerque dispose de trois vastes chambrées à dix-huit lits loués 4 sols où l'on couche à deux ou trois et cinq autres où l'on couche sur la paille ; mais les détenus du Saint-Office apportent mobilier et garde-robe dans les prisons de pénitence. Les inégalités sociales s'imposent partout. À la Conciergerie les gentilshommes groupés dans la petite cour et ainsi à l'abri des mauvaises fréquentations des « pailleux » et « coupeurs de bourse » du « préau ». À la prison londonienne The Fleet le menu n'est pas le même pour tous, l'exemple des tarifs pour les repas en 1592 est parlant : 33 shillings la semaine pour un lord, 18 pour un chevalier, 10 pour un simple yeoman. L'alcaide des prisons secrètes de Saint-Jacques de Compostelle en 1611 invitait à sa table des prisonniers riches en cours d'instruction.

Les détenus « pour fait de religion » sont souvent mélangés aux autres. En 1596, dans les prisons de Londres il y a 90 « récusants » ; ils sont répartis dans dix sites différents. En 1606, le château d'York abrite 42 récusants, en compagnie de 22 prisonniers pour dettes, de 71 félons, et de 7 autres cas. À la Tour de Londres, les prisonniers voisinent même avec de libres locataires. En décembre 1630, les prisons secrètes de Tolède abritent 27 suspects de judaïsme, 3 de sorcellerie, 1 de blasphème et 5 chercheurs de trésor. Il arrive que les détenus pour fait de « religion prétendue réformée » soient mis à part en France. La salle des chevaliers de la tour de Constance à Aigues-Mortes groupe quelques dizaines de femmes condamnées à perpétuité, avec leurs enfants nés en détention — les maris sont aux galères.

 

 

Porosité.

L'enfermement n'est pas total. Il faut considérer des « libertés » de contacts à la fois de façon interne et externe. Si à la Bastille les chambres des tours sont closes de deux ou trois portes et nécessitent parfois jusqu'à cinq clés, ailleurs la cellule est plus accessible. Dans la prison de l'Inquisition à Grenade, Pedro Marcos de Espinosa sort de sa cellule à plus de dix reprises en mai 1651, pour se rendre dans celle de son frère Juan qu'il a localisé en l'entendant chanter : la porte grillagée de la cellule était mal fixée. À côté de forteresses imprenables où le prisonnier est vraiment isolé, des couvents, des tours d'enceinte, et des maisons particulières requises comme prisons présentent une certaine « porosité » avec l'espace extérieur. Les fonctions de geôlier sont souvent héréditaires (à la Conciergerie, au Saint-Office de Logroño, etc…) et la corruption généralisée facilite le fonctionnement des établissements. Les gardiens et leurs familiers croisent les domestiques des détenus venus apporter vivres et vêtements. À Londres, il n'est pas rare que les prêtres catholiques soient autorisés à quitter la prison sans gardien pour rendre visite à leurs proches et obtenir de l'argent pour payer leurs frais de détention. La communication illicite entre détenus est fréquente et souvent les prisonniers d'une minorité religieuse peuvent se réunir, notamment pour prier ensemble. Dans certaines prisons de Londres, on vient même de l'extérieur écouter les sermons des prêtres emprisonnés.

En Espagne, les réconciliés des prisons de la pénitence, ne recevant plus de ration journalière une fois sortis des prisons secrètes, parcourent la ville pour mendier ou travailler, vêtus de leur sambenitos, et rentrer à leur cellule le soir. En revanche, le médecin Balthasar Orobio de Castro, condamné à la prison perpétuelle en 1656 avant de voir sa peine commuée en exil en 1659, parcourt les rues de son quartier sans revêtir le sambenito.

 

Résistance.

Si certains détenus se suicident, on voit à lire cette étude la fréquente résistance à l'oppression. Les détenus apprennent des codes pour communiquer en frappant sur les murs malgré la présence d'informateurs dans les geôles. Les jésuites utilisent le latin. Les anciens galériens mélangent un « sabir nautique » et la linga franca méditerranéenne ; les huguenots du Midi y ajoutent l'occitan. Des morisques utilisent l'écriture arabe pour écrire un espagnol caché, c'est l'aljamia. En Nouvelle Espagne, certains usent du nahuatl.

Les prisons deviennent des lieux du sacré. Les minorités enfermées résistent en formant des communautés liturgiques, chantent les Psaumes et en composent des variantes. Certains détenus marquent leur présence par des graffiti ; dans la citadelle de Brouage, près de La Rochelle, on a gravé ces mots : « Qui que tu sois qui te donne la peine de lire cette excriture je prie Dieu que tu sois sa creature par sa grace comme tu l'es de nature ».

Parmi les figures de cette résistance, l'auteure cite souvent deux femmes. Luisa de Carjaval est venue d'Espagne soutenir les catholiques d'Angleterre. Dans sa correspondance, elle évoque la honte de voir les prêtres obligés à vivre au milieu de délinquants ; dans une lettre à une religieuse elle décrit comment elle a récupéré des reliques de prêtres exécutés, comme à Tyburn le 30 mai 1612. Sœur du pasteur Pierre Durand élevé au martyr par son exécution en 1732, Marie Durand est une figure de la résistance huguenote. Incarcérée à l'âge de 18 ans, elle fut détenue trente-huit ans à la Tour de Constance. Sachant lire et et écrire, elle devient secrétaire et comptable des prisonnières.

 

 

Une foi redécouverte ou renforcée.

La réclusion est susceptible de changer un homme. Soupçonné de crypto-judaïsme, Lope de Vera a longtemps été vu comme un fils d'hidalgo au sang pur. Mais les questions des inquisiteurs lui ayant révélé la religion de ses ancêtres ont précipité sa conversion au judaïsme : il s'est circoncis lui-même un jour d'août 1641. Trois ans plus tard il mourra, muselé, sur le bûcher en « figure-type du martyr marrane célébré dans la diaspora ».

En Angleterre, il arrive que des disputes — telles les disputationes du moyen-âge — opposent jésuites et puritains, en présence du public. Des comptes-rendus sont rédigés et publiés. Si les autorités croient en les favorisant affaiblir le parti des minorités, l'impact est souvent inverse. Ayant assisté aux disputes conduites par le récusant Edmund Campion avant son exécution, Philip Howard, comte d'Arundel, se convertit au catholicisme. Autre exemple : bouleversé par l'exécution dudit Campion le 1er décembre 1581, Henry Walpole abandonne la carrière juridique pour rejoindre le séminaire de Reims, puis les jésuites de Rome en 1584. Rattaché à l'armée espagnole aux Pays-Bas, le nouveau jésuite et capturé par les réformés. Devenu ensuite vice-recteur du collège de Valladolid, il part en mission pour l'Angleterre où il sera arrêté et incarcéré.

 

 

Des témoignages écrits.

Le Saint-Office poussait à rédiger des aveux que l'on retrouve parfois intégralement dans les procès. Mais il faut plutôt souligner l'importance d'écrits spontanés, des souvenirs, des documents, de la correspondance au sein des minorités religieuses. Des apologies sont publiées. Théophile de Viau, confiné dans un cachot de la Conciergerie, écrit sa requête au roi en 1625. Marie Durand correspond avec Paul Rabaut, le célèbre pasteur du Désert, et en 1766 elle dresse la liste de ses codétenues à la Tour de Constance. Marqué par l'expérience prophétique des Camisards et détenu au château d'If, Elie Néau correspond avec son ancien pasteur réfugié aux Provinces-Unies et apprend la liturgie anglicane. Une Histoire abrégée des souffrances du sieur Elie Neau sur les Galères et dans les Cachots de Marseille a été publiée en 1701 à Rotterdam par le pasteur Morin. Après son intégration dans l'Eglise d'Angleterre, Néau fonde en 1704 à New York la première école américaine pour les esclaves noirs.

Côté protestant, de nombreux écrits de prison sont publiés aux Provinces-Unies et en Angleterre. Côté catholique, John Hart rédige un journal de prison durant son internement à la Tour de Londres de 1580 à 1585 ; banni, il gagne Rome où son Diarium Turris est publié en 1586 en latin. Tous ces témoignages écrits servent à renforcer les minorités opprimées.

 

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Pour les Lumières du XVIIIe siècle, les prisons auraient seulement été des lieux de corruption des âmes. Bien au contraire, Natalia Muchnik a montré nettement comment l'enfermement a participé à la construction mémorielle des communautés dispersées. Cette belle étude se lit facilement et comblera les amateurs d'histoire religieuse et culturelle autant que les militants du droit des gens. Par ses exemples comme par ses démonstrations, elle sera utile à beaucoup d'enseignants.

 

 

Natalia Muchnik : Les prisons de la foi. L'enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle). PUF, 2019, 349 pages.

 

Tag(s) : #HISTOIRE 1500-1800, #DE LA RENAISSANCE AUX LUMIERES, #SOCIETE
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