De tous les romans qui firent la réputation de Joseph Conrad celui-ci tient une place à part. En 1899 il s'intercalait entre Le Nègre du Narcisse et Lord Jim. Livre-culte d'un auteur-culte, tel est Au cœur des ténèbres depuis quelques décennies. Spécialement depuis que F.F. Coppola s'en est inspiré pour Apocalypse Now en 1979, cette année de tous les tournants. Martin Sheen y jouait un militaire américain chargé de retrouver et liquider le capitaine Kurtz aux méthodes “malsaines” au fin fond d'une jungle quasiment inaccessible pour un rafiot déglingué, avec indigènes hostiles et têtes coupées fichées sur des piquets le long des berges, et au bout : Marlon Brando !
Il faut l'avouer, il y a beaucoup de cela dans le roman de l'anglo-polonais Korzeniowski. La remontée d'un fleuve, au milieu d'une forêt impénétrable, dans un climat tropical étouffant, sur un vapeur déglingué que le capitaine Marlowe a su rafistoler malgré des rivets qui n'arrivaient pas, une attaque de flèches dans le brouillard du fleuve, des propos de cannibales et des têtes coupées, et au bout un capitaine Kurtz fiévreux et épuisé porté sur une civière par une foule indigène menée par une fière princesse à colliers. Tous hostiles aux intrus.
Oui, mais plutôt que de raconter une mission impossible, l'intention de Conrad semble avoir été surtout de dénoncer l'exploitation du Congo par des aventuriers colonialistes au temps de Léopold II. Il avait navigué lui-même quelques mois sur un steamer nommé Le roi des Belges pour rapatrier un agent malade ! C'était le temps de l'ivoire volé, pillé, raflé. Kurtz en avait empilé des montagnes. La compagnie s'étonnait de ses performances, égales à la totalité des autres agents. Autrement dit un sinistre chapitre de l'histoire du Congo qu'a si bien étudié David van Reybrouck dans un gros livre savant il y a maintenant dix ans.
C'est en fait — comme disait Balzac — une ténébreuse affaire. (Le mot « ténèbres » revient souvent dans le texte de Conrad et jusqu'à l'ultime phrase). Et l'auteur joue de la polysémie de ces ténèbres. Les derniers mots de Kurtz retrouvé et embarqué malgré lui et malgré l'entourage tribal qu'il avait subjugué seront « Horreur, horreur ! » Ce sont les noirceurs de l'âme humaine et de la plongée dans la nuit, bien plus que celles de la géographie et des magouilles des marchands. Des noirceurs impossibles à avouer à la fragile amie de Kurtz quand Marlowe de retour en Europe doit rendre des papiers que l'aventurier lui a confiés.
Acteur de l'histoire, Marlowe livre ces souvenirs une nuit durant sur un yacht dans l'estuaire de la Tamise. Si jamais vous n'avez pas lu ça, n'attendez pas davantage !
• Joseph Conrad : Au cœur des ténèbres. [Heart of Darkness] - Traduit de l'anglais par Jean Deurbergue. Gallimard, L'Imaginaire, 2014, 165 pages, 8€50.
Il en existe d'autres éditions et traductions : Livre de Poche, GF Flammarion, etc.