Vers 1400, du côté des Alpes et du Léman, on se mit à arrêter des gens en les accusant de sorcellerie. Peu à peu, par vagues, le mouvement s'étendit à toute l'Europe et culmina au XVII° siècle. Dans ce livre aux ambitions encyclopédiques Guy Bechtel livre à peu près tout ce qu'on peut espérer connaître de la chasse aux sorcières. Environ cent mille sorcières brûlèrent sur les bûchers.
Les origines
La sorcellerie n'était pas une nouveauté vers 1400. L'auteur revient sur « dix siècles » de pratiques populaires, rurales essentiellement, et remontant au paganisme, où il est question d'empoisonner l'eau du puits, d'empoisonner le bétail, de faire venir la grêle pour détruire les récoltes du voisinage, de détruire par le feu, d'empêcher un couple de procréer en « nouant des aiguillettes », et autres sortilèges et maléfices.
Parallèlement, on croyait depuis longtemps au diable. On l'avait sculpté sur les chapiteaux des églises romanes. Au quotidien, chacun pouvait se sentir surveillé par lui mais il pouvait le tenir éloigné par des amulettes ou des prières. Dans cet univers christianisé on savait aussi que les anges déchus entraînés par Lucifer, Belzébuth et autres, complotaient pour vous envoyer aux Enfers à l'heure du Jugement dernier. De fait, les papes avaient constamment insisté sur l'existence du Diable depuis le XII° siècle et encore après la Grande Peste, le Schisme et les débuts de la Réforme.
Or, vers la fin du XV° siècle, une convergence fatale s'est produite, dénoncée par toute une série de livres de démonologie comme le Malleus maleficarum (Marteau des sorcières) de l'inquisiteur Heinrich Krämer et du dominicain Jakob Sprenger, publié à Strasbourg en 1487 et plusieurs fois réédité. Les sorcières (plus rarement les sorciers) pactisaient avec le Diable. Une sorte d'anti-Eglise se constituait avec ses rites nocturnes : la sorcière, enfourchant ou non son balai, quittait le lit de son mari sans qu'il s'en aperçoive et volait vers un lieu de réunion où présidait le Diable. C'était le sabbat avec ses extravagances sexuelles, ses banquets cannibales, ses messes noires, ses danses indécentes jusqu'à l'aube.
Désormais, ce n'était plus le sort de quelques paysans qui était en jeu, c'était le celui de toute la Chrétienté, croyait-on. En même temps, les proverbes et les écrits anti-féministes étaient devenus abondants, aboutissant à une diabolisation de la femme ; en 1513 le juriste Tiraqueau dans son De legibus connubialibus précise que la femme, incapable de se conduire raisonnablement, ne saurait plus signer des contrats ; et en quelques décennies le statut des femmes se dégrada dans toute l'Europe.
Les procès de sorcellerie
L'ordalie était abandonnée bien avant que commence, suite à une plainte ou dénonciation, l'enquête (inquisitio) conduite par des juges qui, passée la seconde moitié du XV° siècle, sont fortement influencés par les manuels des démonologues : leurs questions poussent les inculpé(e)s à faire des récits de sabbat, à avouer des relations avec le Diable, à renier Dieu et vouloir le Mal. On recherche la marque du Diable sur leur corps mis à nu. La torture multiplie les aveux délirants. Les procès conduisent au bûcher la moitié des sorcières arrêtées. Certaines sont seulement condamnés à faire « amende honorable » et à l'expulsion de leur village ; mais toute récidive leur serait fatale.
Entre les premiers et les derniers procès, le portrait-type de la sorcière a évolué. On passe progressivement d'une sorcière de village, illettrée, souvent veuve, et vivant plutôt à l'écart, à des citadins relativement instruits, particulièrement dans l'aire rhénane où s'est localisée la moitié des condamnations au bûcher, où on a lu les « canards » qui reprennent et diffusent dans le public les aveux incroyables des sorcières et réquisitoires des juges. En même temps, la proportion des hommes augmente durant la grande phase de chasse aux sorcières entre 1560 et 1660 dans l'Empire germanique.
Une première grande vague de procès se produit entre 1475 et 1520. Puis de 1520 à 1560 une relative accalmie est constatée, notamment en relation avec une amélioration climatique et de meilleures récoltes. Puis de 1560 à 1630 voire 1660, c'est l'apogée de la répression de la sorcellerie que l'on peut mettre en rapport avec plusieurs facteurs. Le « petit âge glaciaire » se traduit par de mauvaises récoltes, des famines tant la hausse des céréales est forte. Les tensions sont accentuées par les conflits religieux et la guerre de Trente Ans (1618-1648). D'autre part, l'Eglise tridentine revigorée par le Concile se lance dans un combat moral lourd d'austérité et d'anti-féminisme — qui a aussi son pendant en terre protestante. Les plaisirs du corps, les bals populaires, les spectacles de théâtre sont condamnés. On est sommé de s'occuper strictement de son Salut et de ne point se divertir. Les humanistes qui cultivent le néo-paganisme, la magie, l'alchimie, sont combattus par une Eglise qui se raidit car elle redoute l'apparition de l'athéisme et l'adoucissement des mœurs. Le procès de Giordano Bruno dura sept ans et il fut finalement brûlé à Rome en 1600. Tommaso Campanella fut accusé de collusion avec le Diable : il passa trente ans en prison et subit sept passages à la question (la torture).
D'un pays à l'autre
De fortes différences régionales caractérisent l'ampleur de ces chasses aux sorcières. Les princes-évêques qui gouvernent les principautés de Trêves, Mayence, Cologne, Bamberg, Würzburg ont provoqué une chasse aux sorcières plus délirante qu'ailleurs où des Etats plus puissants et plus solides contrôlaient mieux leurs institutions judiciaires. Ainsi à Würzburg, l'évêque Philipp Adolf von Ehrenberg fit 900 victimes de 1623 à 1631, y compris son propre neveu, dix-neuf prêtres, des artisans, un sénateur, des enfants : toutes les catégories sociales ont été touchées, riches et pauvres. L'Empire a ainsi cumulé 50 % des victimes européennes. On brûla encore des sorciers à Hambourg en 1697.
Les péninsules ibérique et italienne ont été relativement épargnées. L'Inquisition avait d'autres priorités que les sorcières : après 1492, les « nouveaux chrétiens » sont suspects de « judaïser » ou d'être fidèles à l'islam : les bûchers d'Espagne sont pour eux. En Italie, l'Eglise a vigoureusement combattu les protestants, les sorcières sont restées au second plan. En Suisse tous les cantons furent touchés : Genève la calviniste exécuta des sorciers ou sorcières accusés des retours de la peste : 7 en 1530, 29 en 1545, 28 en 1562, d'autres en 1567, 1571 et encore 55 en 1615 — mais les poursuites y cessèrent dès 1653, plus tôt qu'ailleurs. La dernière sorcière suisse, Anna Göldi, sera tuée en 1782.
En Angleterre, pas grand chose avant 1550. Les procès prirent de l'importance dès le règne d'Elisabeth Ière puis vint le temps des « découvreurs de sorcières » qui sévissaient en allant d'une ville à l'autre ! En France, il y eut relativement moins de cas (sauf dans les provinces encore rattachées à l'Empire) et ils se mélangèrent avec les désordres des guerre de religion. En 1582 on brûla à Paris une femme nommée La Gantière qui aurait obtenu du démon l'argent pour payer ses impôts. Au XVII° siècle, plusieurs affaires de possession défrayèrent la chronique. Sœur Jeanne des Anges et les autres Ursulines étaient prises d'hallucinations et de convulsions : accusé d'avoir envoyé des diables au couvent le curé Urbain Grandier fut inculpé en 1632 et brûlé devant 6 000 personnes le 19 août 1634. En Suède, longtemps épargnée, les soldats revenus de la guerre en Allemagne apportèrent les ouvrages de démonologie et bientôt les dénonciations s'accumulèrent, notamment venant d'enfants : des centaines de sorcières furent décapitées et brûlées entre 1668 et 1675.
La fin des bûchers
Durant toute cette période des gens instruits eurent la volonté d'en finir. Mais ils ne furent que rarement écoutés, tant était grande la pression populaire pour liquider sorciers et sorcières. Médecin du roi Charles Ier qui était hostile aux poursuites, « William Harvey eut à rendre son avis dans une affaire de possession dans le Lancashire, où un jeune garçon prétendait être allé au sabbat et y avoir rencontré ses voisines. Harvey conclut que l'enfant avait beaucoup d'imagination. La justice arrêta son cours et fit libérer toutes les accusées... sauf trois qui étaient déjà mortes en prison » (p.929). Dans ce pays, la mort ne pouvait être votée qu'à l'unanimité du jury. En Ecosse, où la majorité simple suffisait, la chasse aux sorcières fut plus sanglante.
En France, sous Louis XIV, le Parlement de Paris freina en appel la chasse aux sorcières. C'est seulement après l'affaire des poisons — trente-six condamnations à mort dont la Voisin brûlée en place de Grève — que l'on cessa de poursuivre la sorcellerie diabolique. Les Lumières mirent fin à ces procès. En Prusse, Frédéric II interdit la torture en 1740 et en Autriche Joseph II supprima en 1778 la législation concernant les sorcières. Et puis les sorcières se replièrent sur les contes pour enfants…
Ce ne sont là que quelques éléments tirés de ce livre savant — mais jamais trop difficile à lire — et qui porte à réfléchir sur notre passé commun. Les idées reçues sur le Moyen-Age et les Temps modernes sont trompeuses. A cause de programmes d'enseignement qui très souvent ne retiennent de la Renaissance qu'une jolie suite de belles images le public en est venu à oublier l'envers du décor… L'invention de l'imprimerie n'a pas seulement diffusé des idées de liberté et de progrès, elle a aussi fait circuler des documents qui ont empoisonné la société ; la comparaison avec l'ambiguïté des réseaux sociaux d'aujourd'hui s'impose évidemment.
• Guy Bechtel. La Sorcière et l'Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe, des origines aux grands bûchers. Plon, 1997. - Réédition en poche dans la collection L'Abeille, novembre 2019, 1255 pages.