« Une charade, enveloppée dans un mystère, à l'intérieur d'une énigme.» La formule de Winston Churchill visant l'URSS a longtemps été le défi lancé aux soviétologues. Cette catégorie particulière d'experts a aujourd'hui disparu. L'historien américain Martin Malia, décédé en 2004, était l'un d'eux, l'un des derniers et peut-être le plus pertinent. Mais il ne s'est pas limité à décrypter le régime de Staline : son essai L'Occident et l'énigme russe, paru en 1999 aux éditions de l'université Harvard, a étendu son enquête sur trois siècles. Découpé en cinq périodes, l'ouvrage commence quand Pierre le Grand ouvre la Russie sur l'Occident. Il se termine quand Gorbatchev en fait autant. Entre temps, l'image que l'empire russe donne de lui fluctue énormément !
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Pour Martin Malia, la période 1700-1815 est celle de « la Russie comme despotisme éclairé ». Avant d'être célébré par Pouchkine dans son poème Le Cavalier de bronze, Pierre le Grand vainqueur de la Suède de Charles XII à Poltava en 1702 avait fait entrer la Russie dans le “concert européen” — système qui devait durer jusqu'à ce que Staline descende le “rideau de fer”, autre expression que l'on doit à Churchill en 1946. Plus que Pierre le Grand, c'est la tsarine Catherine II qui symbolise le mieux ce despotisme éclairé vanté par Voltaire et Diderot ces « ignorants illustres » de l'état de la Russie. Si elle avait acheté à Diderot sa bibliothèque pour financer son action d'homme des Lumières, elle n'avait pas pour autant importé tout l'idéal des Encyclopédistes : son règne correspond au renforcement et à l'apogée du servage dans les campagnes russes. Mais, toujours chère aux Lumières de l'Ouest, elle étendit son emprise impérialiste vers la mer Noire et sur la Pologne, et elle envoya sa flotte de la Baltique en Méditerranée sans provoquer la moindre réaction des disciples de ces mêmes Lumières. En 1807 encore, Napoléon Ier — à la fois despote éclairé et héritier de la Révolution française — envisageait de s'entendre avec le tsar pour partager le monde.

De 1815 à 1855 tout a changé : la Russie est devenue le symbole du « despotisme oriental ». Alexandre Ier était venu jusqu'à Paris pour délivrer l'Europe du despotisme de Napoléon. Mais dès le Congrès de Vienne la Russie paraît différente, la méfiance naît devant les objectifs réactionnaires du tsar patron de la Sainte-Alliance. La nature irréformable du tsarisme est confirmée à la mort d'Alexandre Ier en 1825 quand l'autocrate suivant, Nicolas Ier, écrase le mouvement libéral : les décabristes sont soit pendus soit déportés. Cinq ans plus tard, la Pologne subit à son tour la répression. Chopin se réfugie en France. La Pologne devient le symbole romantique des valeurs progressistes de l'Europe écrasées par la force. Le marquis de Custine qui n'avait rien d'un démocrate trouve détestable la Russie en 1839 et publie avec succès son récit de voyage. À ses yeux la Russie est devenue la prison des peuples. Herzen résume : « La Russie est policée, non civilisée ». La répression du Printemps des Peuples par l'armée russe dans l'empire des Habsbourg prolonge encore l'image négative qu'on a de la Russie à l'ouest du continent. Marx, réfugié à Londres, pense de même : l'influence de Pétersbourg sur Berlin et Vienne est l'obstacle à tout progrès à l'est du Rhin. Le “Testament” apocryphe de Pierre le Grand n'arrange pas les choses du point de vue britannique : la Russie menace aussi les Indes. C'est “le grand jeu”. Alors quand Nicolas Ier qualifie l'empire ottoman d' « homme malade de l'Europe » et avance qu'il a des droits sur les Détroits, que la place de la Russie est à Constantinople, les Anglais réagissent illico et avec les Français débarquent en Crimée en 1854. Selon Malia, les puissances libérales « s'aperçurent alors que le spectre qui les hantait depuis 1830 n'était qu'un fantôme du passé, que sa force monstrueuse n'était qu'un produit de leur imagination ».
Avec le nouveau tsar Alexandre II, la Russie est « réintégrée à l'Europe » jusqu'à 1914. Alexandre II multiplie les réformes : il abolit le servage, réforme les tribunaux, crée des assemblées élues, les zemstvos des provinces, puis les doumas municipales ; il développe l'enseignement secondaire et supérieur, octroie l'autonomie à la Finlande, et enfin en 1874 « la réforme la plus démocratique de toutes, le service militaire universel ». C'est Malia qui le dit. Or, tout cela ne suffit pas à faire de la Russie un empire vraiment libéral conforme aux idées progressistes. Tandis que le nationalisme polonais est de nouveau réprimé en 1863, les révolutionnaires russes, bientôt qualifiés de « populistes » s'organisent dans la clandestinité : c'est Terre et liberté. On lit Que faire ? de Tchernychevski, qui suggère à l'intelligentsia d'aller vers le peuple. Une fraction du populisme, Volonté du Peuple lance une campagne d'attentats terroristes : Alexandre II est assassiné le 13 mars 1881 par l'anarchiste Sofia Perovskaïa.

La réaction politique du règne d'Alexandre III s'accompagne en revanche d'un extraordinaire essor économique de l'empire russe, piloté par le ministre Witte. En même temps, le socialisme s'est développé en Russie, opposant un courant marxiste avec les sociaux-démocrates implantés en ville et dans l'industrie et un courant S.R. d'origine populiste et rurale. Tandis que le tsar réactionnaire est ovationné dans la capitale de la IIIème République, la France découvre, enthousiaste, la culture russe. Mérimée avait introduit Tourgueniev. La traduction française de Guerre et Paix de Tolstoï paraît en 1879 tandis que Dostoïevski atteint des tirages élevés en Allemagne avec ses romans explorant « du morbide, du malsain, du pervers » selon Malia. Ces deux auteurs slaves font figure de « véritables prophètes ». Pour Freud, Les frères Karamazov est le roman le plus grandiose jamais écrit. Les compositeurs russes font concurrence à ceux d'Autriche-Hongrie. Bref, l'âme russe est à la mode. Elle conduit certains à une réaction néo-romantique, anti-rationaliste, surtout perceptible en Allemagne avec Nietzsche et Stefan George par exemple. Avec la révolution de 1905, la Russie devient un modèle intéressant pour la gauche socialiste et sa créativité culturelle lui donne du prestige dans la droite conservatrice.

Guerre et révolution s'enchaînent : 1914 marque « la fin de l'Ancien régime en Europe ». Pour les puissances européennes, la « plongée dans les ténèbres » est venue de l'abandon progressif du “système westphalien” par la formation de deux alliances antagoniques, Triple Entente contre Triple Alliance, et l'instrument de leur perte était le service militaire universel. Chaque camp a voulu la victoire totale : ce fut le « suicide des empires » en 1918 mais la chance du socialisme, ce concept mal défini que Malia qualifie de « licorne idéologique » tant le contenu en variait d'Ouest en Est. Maîtrisée par Lénine, alors que Marx l'avait conçue pour l'Allemagne, pour que le prolétariat allemand prenne le pouvoir puisque la bourgeoisie prussienne ne le faisait pas, — une ruse de la raison selon l'auteur — la doctrine marxiste donnait aux bolcheviks la route à suivre telle « une eschatologie sociologique ».
De 1917 à 1991 l'Occident chercha constamment à interpréter ce qu'il se passait dans l'Empire des Soviets. Avant le tournant de 1945, la lueur d'espoir pour les communistes occidentaux désinformés sur la Russie réelle, posait le problème du socialisme. Ne s'imposait-il pas dans le dernier pays où l'on devait l'attendre ? Malia donne de ces années une interprétation désormais familière (diffusée dès 1980 dans son ouvrage Comprendre la révolution russe, au Seuil dans la collection Points Histoire, refondu dans La Tragédie soviétique en 1999). D'abord vint le “communisme de guerre” de 1918-1921 quand Lénine crut pouvoir brusquer le passage au socialisme, mais la décomposition de l'économie et de la société le poussèrent à la parenthèse de la NEP. Faudrait-il bientôt revenir à la manière brutale comme Trotski le recommandait ou choisir un mode progressif, comme Boukharine le souhaitait ? Staline expulsa le premier et rejeta le programme du second : un nouveau “communisme de guerre” fut décidé en 1928 : plan quinquennal, étatisation, industrialisation à marche forcée, dékoulakisation, et… goulag. Le socialisme était réalisé ! Les purges des années trente permettraient de créer un nouveau parti fidèle au “vojd” et de jeter un voile pudique sur les luttes de pouvoir antérieures. Avec un point de mire : rattraper l'Amérique ! En attendant Staline dut affronter un rival, le monstre fasciste, se faire le champion non seulement des communistes de tous les pays via le Komintern, mais de bien des démocrates. Aussi dans leurs voyages en Union soviétique étaient-ils prêts à trouver magnifique ce qu'on leur montrait, sauf André Gide qui à son Retour d'URSS regrettait de n'avoir pas vu ce qu'on lui avait caché.

Après la parenthèse tactique du Pacte germano-soviétique d'août 1939 refermée par Hitler en juin 1941, Staline triomphe en 1945, c'est lui le vrai tombeur du fascisme puisque le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau flotte sur le Reichstag en ruines.
La victoire de l'URSS en 1945 donne à Moscou des avantages territoriaux supérieurs à ce que tous les tsars avaient pu obtenir. L'Europe centrale devenue Europe de l'Est lui procure un glacis inespéré face aux Occidentaux. Mais on est sorti du concert des puissances d'autrefois. L'Autriche dont l'empire a disparu en 1919, l'Allemagne amputée de la Prusse orientale (la patrie de Kant désormais russe!) divisée et occupée, la France et l'Angleterre ruinées avec des colonies qui commencent à leur échapper : l'empire des tsars devenu l'URSS n'a en face de lui que les États-Unis. La grande alliance se disloque aussitôt. Elle n'avait été qu' « un pont provisoire au-dessus d'un gouffre culturel et idéologique ». La guerre froide amenait un Occident tronqué à se fondre dans l'OTAN sous la direction de Washington.
Le communisme était une nouvelle civilisation, presque une autre planète, un modèle tentant pour les ex-colonies devenues Tiers Monde. Après la mort de Staline, les événements de 1956 (Rapport Khrouchtchev et révolution hongroise) et 1968 (Printemps de Prague) ébranlent la foi communiste à l'Ouest et à l'Est la dissidence (a) prend son essor : Roy Medvedev, pour son ouvrage sur le stalinisme, Alexandre Zinoviev pour ses Hauteurs béantes, Alexandre Soljénitsyne pour Une journée d'Ivan Denissovitch puis son Archipel du goulag réussissent à se faire éditer à l'Ouest du rideau de fer. Le communisme de Lénine était devenu une dystopie et un anachronisme. Andreï Amalrik avait judicieusement posé la question : L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ? (Livre de Poche, 1977). Quand en 1985 Gorbatchev devint le Secrétaire Général d'un parti qui ne croyait plus à l'utopie, commença alors entre l'Occident et la Russie une « idylle sans équivalent » depuis Voltaire et Catherine II. En 1991, Moscou mettait fin « au schisme qui l'opposait à la civilisation moderne », et, le système soviétique s'effondrant, une convergence pouvait s'opérer entre les deux parties de l'Europe. « Voilà donc la Russie tout court revenue à la case départ, celle d'une puissance pauvre, qui tente de se moderniser dans le monde réel après l'échec de sa modernisation caricaturale dans le monde surréel du socialisme soviétique » conclut Martin Malia, « un pays [qui] n'avait pas d'autre choix que d'exporter des matières premières pour faire rentrer des dollars, comme un état du Tiers Monde ». Mais en Russie il reste beaucoup d'amertume et de nostalgie de la grandeur d'hier. Quant au marxisme, il surnage çà et là dans « l'anticapitalisme à l'ancienne ».
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Estimable spécialiste de l'histoire russe, Martin Malia a le sens des formules choc — on en a cité quelques unes — et il mène des analyses originales dont on n'a donné qu'un aperçu. Parmi les idées qui reviennent souvent dans cet essai, celle du gradient ouest-est est particulièrement importante. Il organise l'Europe de l'Atlantique à l'Oural : les idées des Lumières imprègnent la société française et britannique ; passé le Rhin une première réduction les frappe : les Anciens régimes ont davantage résisté, les bourgeoisies ont été plus timides ; plus à l'Est le monde slave ne s'en est guère imprégné. Originale encore est sa lecture du mouvement socialiste dans son ensemble, insistant sur le paradoxe que les marxistes ont pris le pouvoir en Russie, pays agricole pour près de 90 % des habitants, et non dans l'Allemagne où le prolétariat à qui le marxisme était destiné constituait la majorité de la population. Originale enfin est son approche du fascisme ; il fait remarquer que les staliniens ont mis dans le même sac le nazisme d'Hitler, le fascisme de Mussolini, et tous les mouvements de la droite anti-libérale de l'époque parce que cela les arrangeait. Pour Martin Malia l'amalgame ne tient pas la route. Au Pays du grand mensonge comme disait Anton Ciliga, c'était simplement une formule efficace de propagande. Convenons qu'elle a trompé beaucoup d'historiens... Ah ! Ces fake news… !
• Martin Malia : L'Occident et l'énigme russe. Du cavalier de bronze au mausolée de Lénine. – Traduit de l'américain par Jean-Pierre Bardos. Éditions du Seuil, collection L'Univers historique, 2003, 533 pages. Bibliographie remarquable incluse dans les notes de fin d'ouvrage.
(a) Sur la dissidence, voir le roman de Ludmila Oulitskaïa, Le chapiteau vert.