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Ce roman addictif de Ludmila Oulitskaïa paru en 2010 a pour sujet la contestation du régime soviétique, non par le biais de grands discours politiques, mais par les récits croisés des aventures de ces personnages qu'on appelle les dissidents. En même temps, quel étrange pays découvrons nous, où Marlène est un prénom masculin, composé du double héritage de Marx et de Lénine !

 

Un trio de collégiens

 

Une première centaine de pages sert à fixer le passé d'un trio d'amis indéfectibles depuis leurs années de collège : Ilya, Micha et Sania. Le premier figure le grand efflanqué qui aime la photo depuis que son père lui a remis un appareil photo avant de disparaître. Le second, un orphelin, a la particularité du rouquin aux oreilles en chou-fleur et « pour couronner le tout, il portait des lunettes et il était juif ». Le troisième enfin, la santé toujours fragile, vit chez une grand-mère très attentionnée. Quand Victor Iouliévitch devient leur nouveau professeur de russe, ils le retrouvent place Pouchkine et le suivent dans les rues de Moscou sur les pas des poètes, des romanciers, des musiciens qui ont marqué la culture du pays. Ensemble, ils forment un club d'amateurs de culture russe, les « Lurs ». Non chronologique, la suite du roman consiste en moments entrelacés de leurs vies respectives : études, rencontres, complicités.

Autour de ce trio de base, la quantité des personnages prend alors une ampleur étourdissante, et malheur au lecteur qui n'a pas pris de notes pour éviter de se perdre dans cette foule, tel Ilya en péril dans la cohue déclenchée par les obsèques de Staline — chapitre le plus hallucinant du roman. L'auteure donne d'abord une importance majeure à la vie entière du couple d'Ilya et Olga, à leurs amours et à leur séparation, avant de multiplier les scènes où les amis du trio initial se trouvent jouer un rôle dans la dissidence qui s'installe au cœur de la société soviétique durant les années soixante et soixante-dix — la page de la répression de masse du règne de Staline était tournée mais il restait « un mensonge grandiose et cynique » celui du « despotisme politique ».

Fille de général et épouse d'Ilya, Olga occupe une place importance, ainsi que sa famille. Devenue veuve, malade, elle reçoit la visite de son amie Tamara : « Un soir, elle lui raconta un rêve qu'elle avait fait la veille : sur une vaste prairie recouverte de tapis se dressait un grand chapiteau vert avec une immense queue qui s'étirait devant, toute une foule de gens, et Olga prenait place au bout de cette queue, parce qu'elle devait absolument pénétrer sous ce chapiteau. » (page 138). Dans la queue, les vivants et les morts se côtoient. Enfin, un personnage barbu fait entrer Olga : son grand-père Naoum, un pope qui avait été victime de la répression stalinienne — une figure que sa mère communiste lui avait toujours cachée. Outre que ce passage symbolique éclaire le titre du roman, il nous montre que le communisme n'a pas réussi à supprimer la mémoire de la tradition orthodoxe.

 

 

Une histoire de la dissidence

 

Elle n'apparaît pas d'emblée mais se découvre progressivement à la lecture. Donnant sur la place où se dressait hier encore la statue de Djerzinski, la Loubianka arrive bientôt au cœur du roman. Plusieurs personnages du roman y sont convoqués à des entrées discrètes : Olga, Ilya, Micha… mais aussi leurs proches, des parents, des amis. Les kagébistes souhaitent des dénonciations et des aveux. Les perquisitions font main basse sur les souvenirs personnels comme sur les textes compromettants. Les enquêteurs du KGB recherchent notamment des numéros de La Chronique des événements courants et les manuscrits de L'archipel du Goulag. À plusieurs reprises, ce livre, où plutôt ses feuillets dactylographiés, sont au centre de l'histoire. Comme Ilya, Olga joue un rôle dans la copie de ce qui circule sous forme de samizdat. Elle confie à une amie des travaux de copie et s'aperçoit ensuite que celle-ci fréquente un petit flic du KGB. D'autres fois, les enquêteurs recherchent les originaux de caricatures publiés à l'Ouest dans le magazine Stern : Boris Ivanovitch avait dessiné gens et chiens se disputant les saucisses formant le slogan “Gloire au PCUS”. Toute la chaîne de l'édition clandestine traverse ce roman sous la forme de pièces d'un puzzle : microfilms secrètement passés en Finlande, revues de poésie contestataire, planque de textes interdits dans les datchas, machines à écrire risquant la saisie, marché noir du samizdat, publications à l'étranger…

Les sanctions pleuvent : Micha se retrouve condamné à trois ans de camp. Contrairement à d'autres condamnés il ne lui est pas infligé une période supplémentaire de relégation loin de Moscou. Mais il a signé une déclaration qui lui impose de renoncer à la moindre activité d'opposition… D'autres épisodes de la dissidence s'inspirent d'événements politiques connus. Un général, héros de la guerre contre le nazisme, divulgue sa condamnation de l'envoi des troupes soviétiques contre le Printemps de Prague : on l'envoie consulter un psychiatre. Comme on le sait, les expulsions hors d'Union soviétique se multiplièrent dans les années soixante-dix alors qu'en 1960 Anatoli Martchenko avait été condamné à six ans de camp pour avoir tenté de fuir l'Union soviétique. Grillé par ses activités de dissident, Ilya se sépare d'Olga pour vivre à l'étranger. Pour quitter le pays, Sania, lui, a eu recours à un mariage blanc avec une Américaine. Menacé de « parasitisme » et donc désormais expulsable, Micha refusera l'invitation de Marlène déjà installé en Israël depuis 1981, malgré l'insistance d'un officier du KGB, car son épouse dépressive ne voulait pas quitter la Russie.

Les persécutions passées des intellectuels sont aussi rappelées par Ludmila Oulitskaïa. Il exista par exemple au Kazakhstan, à Akmolinsk, un camp pour les épouses de “traîtres à la patrie” où séjournèrent les mères de la danseuse Maïa Plissetskaïa et des romanciers Vassili Axionov et Boulat Okoudjava. Les Solovki sont aussi évoqués ainsi que les goulags d'Extrême-Orient où périt Ossip Mandelstam.

Finalement, ce monde de l'intelligentsia n'est d'accord que pour critiquer le régime soviétique, celui des successeurs de Staline, en fait il restait profondément divisé selon l'auteure. « Rien à voir avec les occidentalistes, les slavophiles, et la “génération des années soixante du XIXe siècle”. À présent les choses étaient beaucoup plus diversifiées. Ceux d'aujourd'hui étaient les uns pour la justice mais contre la patrie, d'autres contre le pouvoir mais pour le communisme, d'autres encore voulaient un véritable christianisme, sans parler des nationalistes qui rêvaient à l'indépendance de leur Lituanie ou de leur Ukraine occidentale, et des Juifs, qui ne parlaient que d'émigration. Et il avait aussi la vérité supérieure de la littérature : Soljénitsyne… » (p. 231).

 

 

Un guide de la culture russe

 

Par la bouche de ses personnages, par leurs expériences, Ludmila Oulitskaïa nous propose une lecture enrichissante qui fait revivre la société de l'époque. « Dans les cuisines, on buvait du thé et de la vodka, on feuilletait des papiers criminels, on écouter grésiller des bandes magnétiques avec Galitch et le jeune Vyssotski… » Mais c'est surtout la culture classique qui est célébrée tout au long du roman. Tous les grands compositeurs, poètes et écrivains qui ont séjourné à Moscou entre 1815 et 1989 semblent surgir d'un chapitre à l'autre. Tandis que Sania trouve sa voie dans la musicologie, découvre Stockhausen, tout en restant fidèle à Stravinski, Micha s'adonne à la poésie. Influencés par leur maître Victor Ioulévitch, tous citent des vers de leurs poètes préférés. Pouchkine vient en tête, précédant Anna Akhmatova et Marina Tsvétaïeva. Ilya se passionne pour Maïakovski : « Ce tribun de la révolution, avec sa peur d'être contaminé, ses fanfaronnades puériles et son amour éternel pour une femme liée à la police secrète, était en fait bien plus complexe et bien plus intéressant que ne l'imaginaient Olga et plusieurs millions de ses congénères ».

De très nombreux intellectuels sont célébrés, avec des anecdotes à l'appui, ou par des notes en bas de page, au fil de ce roman passionnant qui se termine par l'évocation du poète Joseph Brodski mort aux États-Unis après avoir reçu le prix Nobel de littérature en 1987.

 

• Ludmila Oulitskaïa. Le chapiteau vert. Traduit par Sophie Benech. Gallimard, 2014, 497 pages.

 

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Extrait 1 : le communisme résumé par l'ironie populaire

Recherché pour ses dessins, Boris Ivanovitch s'est réfugié chez une paysanne de confiance et ils font la conversation :

« Je vais t'dire, le locataire, ce Staline qu'on a maintenant, j'sais plus comment y s'appelle, ben, il est encore pire que l'autre ! disait-elle, partageant ses considérations avec lui.

— Pourquoi ça ?

— L'autre, il nous avait tout pris, et celui-là, il ramasse les restes. Oh, ils nous ont bien libérés, ça on peut l'dire ! Ils nous ont libérés de tout, ces mignons, d'abord de la terre, ensuite de nos maris, de nos enfants, de nos vaches, de nos poules… Maintenant, y vont nous libérer de la vodka, et on sera libres comme l'air ! » (p.277).

 

Extrait 2 : le portrait de Nikita S. Khrouchtchev

« Primitif, sans instruction, grisé par le pouvoir ; il dirigeait cet énorme pays comme il pouvait, il avait levé la main sur Staline, enlevé son cadavre du mausolée, relâché des détenus, mis en valeur des terres vierges, semé du maïs dans la région de Vologda, envoyé en prison les productrices de tricots clandestins, les raconteurs d'histoires drôles et les tire-au-flanc, étranglé la Hongrie, lancé un Spoutnik et couvert l'URSS de gloire avec Gagarine. Il détruisait des églises et construisait des usines de tracteurs, associait certaines choses et en dissociait d'autres, consolidait et déconsolidait. Par mégarde, il avait fait cadeau de la Crimée à l'Ukraine… Il remettait en place les idées de l'intelligentsia et des créateurs à coups de jurons orduriers, et avait presque appris à prononcer ce mot compliqué venu de l'étranger. Les speakers de la radio, eux, adoptaient ses façons de parler : « communizme, socializme ». Flairant partout la pourriture, les entourloupes et l'influence bourgeoise, il avait poussé en avant le très compréhensible Lyssenko et écarté les généticiens, les cybernéticiens, et tous ceux qui dépassaient sa compréhension. Ennemi de la culture et de la liberté, de la religion et du talent, il écrasait ceux qu'il parvenait à voir de son regard myope d'ignare » (p. 202).

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE, #HISTOIRE 1900 - 2000
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