Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

Chaque jour le train zéro, un train de cent wagons, deux locomotives devant, deux locomotives derrière, passe sans s'arrêter devant la gare n° 9, sur cette voie particulière, la Ligne, qui semble mener nulle part. Du moins on ne sait pas. Micha serait allé explorer vers le terminus, il aurait eu l'intention de mettre ça par écrit dans un cahier. Et puis il a disparu. Sans doute a-t-il été arrêté. Alors Ivan Ardabiev, ou si vous préférez Vania, a reçu l'ordre de prendre sa place comme chef de gare. C'était il y a longtemps déjà.

 

La figure principale est donc celle d'Ardabiev, on l'appelait aussi Don Domino (et c'est le titre russe), parce qu'il passait des heures à jouer aux dominos du temps — lointain — où il y avait un important personnel sur la Ligne, des mécaniciens notamment. Ils sont tous partis. Et maintenant c'est Fira la télégraphiste qui s'en va, son fils Igor est venue la chercher en camion. « Les Juifs s'en vont ! » cria alors Vania, ajoutant « il n'y a que des idiots comme nous pour rester » et puis « la partie est finie ». Nous, c'était seulement sa femme Goussia et lui Vania. Et Vania, justement, il songe à toutes ces années, aux femmes qu'il a connues, Goussia, Aliona, Fira, sans compter les prostituées des gares de la Ligne.

 

Et il repense aussi au colonel dont il s'est débarrassé une nuit parce qu'il s'intéressait de trop près à Fira, seule après la disparition de Micha Landau, qu'elle avait peut-être dénoncé. Cette Aliona — devenue la maîtresse d'Ardabiev après Fira — avait surgi un jour. D'où venait-elle ? On l'ignore. Elle cherchait sa mère. Ils avaient fui la famine. Elle disait que le train sans fenêtres transportait des gens. Étaient-ce des déportés convoyés jusqu'à un quelconque camp du goulag au fin fond des steppes ? Peut-être. À moins qu'un si long train ait seulement transporté du minerai. Que de mystères dans cette histoire...

 

On a donc tout ici d'un roman allégorique, et en même temps ancré dans une certaine réalité russe aux relents de chou et de vodka, comme le signale Ivan Ardabiev. Le colonel, élégant officier « roux aux yeux bleus », que le NKVD (la police politique d'avant le KGB) a missionné pour surveiller la Ligne, offre des fleurs aux putains : elles appartiennent au même service. Et Rosa-du-froid : « rapportait au colonel jusqu'aux pensées les plus intimes des chauffeurs et des mécaniciens ». Quant à Ivan, il a été élevé dans un orphelinat en tant que fils d'ennemis du peuple. Quand il avait dix ans, son père, tchékiste, avait tué sa mère avant de se suicider. De multiples indications, comme la mention du Guide, font ainsi référence à l'époque stalinienne. Il paraît donc logique de lire ce bref roman comme une légende noire de l'Union soviétique, s'épuisant en une quarantaine d'années après sa victoire — résumée dans une allusion aux « tanks en flammes devant Berlin ». Quarante ans, c'est justement le temps passé par Ivan, Fira et les autres à trimer le long de cette voie sans issue. Le destin du pays et le destin du héros sont intimement liés. Mais il n'est pas interdit d'interpréter simplement cette œuvre d'Iouri Bouïda comme une image forte de la tragédie humaine.

 

Iouri Bouïda. : Le train zéro. Traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 1998, 126 pages. Repris dans la collection L'Imaginaire.

 

Du même auteur : Potemkine ou le troisième cœur.

Tag(s) : #LITTERATURE RUSSE
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :