Ce n’est point lecture aisée et distrayante que ce roman tragique mais pas que... Car Franck Bouysse convoque à la fois le conte genre Barbe Bleue et le thriller le plus noir ! Sans indices de temps ni de lieu, non-dits et sous-entendus émaillent des dialogues qu’aucun guillemet ne signale.
Le conteur, c’est le curé du village, Gabriel. Quarante ans auparavant, l’infirmière de l’asile, Génie, était venue « le prier de bénir le corps d’une femme » qui lui avait confié ses deux cahiers intimes. Le prêtre y découvre une horrible histoire.
Les parents de Rose, paysans pauvres, avaient quatre filles et « leurs malheurs prenaient naissance là, dans l’incapacité de la mère à mettre un fils au monde ». En cachette de son épouse, Onésime alla vendre l’aînée, Rose âgée de quatorze ans, à Charles, le maître de forge et seigneur local qui vivait avec sa mère et dont l’épouse Marie était décédée sans lui donner d’héritier....
On retrouve tous les poncifs du conte : la forêt, le château, les riches à figure d’ogres et la pauvresse exploitée, dans la société figée d’ancien Régime. Réduite à l’état d’esclave, violée par le maître, marquée au fer rouge et les fers aux pieds, Rose reste toutefois combattive et déterminée. Ayant réussi à empoisonner Charles, la vieille la plaça à l’asile avec la complicité du docteur aliéniste. Rose accoucha d’un garçon « né d’aucune femme » puisque sa mère n’avait aucun patronyme. La marâtre s’empara du bébé pour « sauver le nom ». Mais Rose obtint de l’infirmière plumes et cahiers car elle entendait révéler ses supplices et son amour pour Edmond, le demi-frère du maître de forge, lui aussi exploité depuis que Charles l’avait sauvé des griffes d’un chien-loup. Les mots constituaient sa survie : « ils représentent la seule liberté à laquelle j’ai droit » note-t-elle.
En contrepoint de deux chastes rencontres à l’écurie avec Edmond, Franck Bouysse élabore des scènes d’une grande violence où s’étale la domination des riches, leur cruauté et leur égoïsme. Le maître « n’a de sentiments que pour ses chiens », sa mère rappelle sans cesse à Rose que « chacun doit rester à sa place » et à Edmond que « tu n’es rien et nous sommes tout ». Face à eux les petites gens portent le poids de la fatalité, sensible sous la plume de Rose — « je suis convaincue que personne est maître de son destin, et les gens de rien encore moins que les autres ». La culpabilité ronge la mère de n’avoir pas su enfanter des garçons, le père d’avoir vendu son aînée pour que survivent les autres.
Nul pardon dans ce pauvre monde où la vie semble absurde, « parce que vivre c’est précisément être coincé entre deux éternités, la première qu’on n’a jamais eu à choisir et la deuxième qui est l’œuvre de Dieu à ce qu’on dit.... on peut pas se faire à l’idée du destin qui ferait de nous des brindilles dans un courant plus ou moins fort ». Rose entend contrer son destin, avoir prise sur son avenir. Même si les maîtres du château ont tout mis en œuvre pour les néantiser, Rose et Edmond leur échapperont...
Franck Bouysse reconstruit le conte traditionnel en thriller, bouscule le lecteur de vrais mensonges en fausses pistes, semant de discrets indices. Tout s’articule grâce à la construction très élaborée du récit. Les premiers chapitres s’éclairent grâce aux derniers, encadrant l’autobiographie enchâssée de Rose, elle-même interrompue pour mettre en lumière chacun des principaux protagonistes ! Il fallait y penser !!
À bien lire, on découvre deux « Rose » et deux « Charles ».... La défunte dont le curé Gabriel avait béni la dépouille se nommait aussi Rose, mais c’était l’épouse d’Edmond ! Et le jeune Charles, sacristain muet assistant du curé n’était autre que le fils de l’autre Rose, auteure des cahiers !
C’est un roman chargé d’humanité, qui pointe les noirceurs de l’âme humaine, mais aussi l’angoisse existentielle et l’émoi amoureux, servi par un belle et forte plume qui a enchanté François Busnel et les jurys du prix des Libraires et de la revue Psychologie !
• Franck Bouysse : Né d'aucune femme. La Manufacture de livres, 2019, 333 p.
Chroniqué par Kate