Qui ne connaît Charlot ? Le personnage mythique créé par Charlie Chaplin est connu de tous, mais dans cette exposition qui présente sa production cinématographique, le visiteur découvre entre stupéfaction et éblouissement des relations souvent inattendues entre le petit personnage populaire et les avant-gardes de son époque. En effet, les avant-gardes l'ont pris pour modèle ! Autour des quatre espaces de projection, salles et couloirs relient le personnage de Charlot et l'œuvre de Charlie Chaplin aux mouvements artistiques de leur époque : constructivisme, dadaïsme, surréalisme… — tout en jonglant de la peinture au dessin et à la photographie.

Tous les grands films de Charlie Chaplin sont là, Le Dictateur, Les Temps Modernes, la Ruée vers l'Or et une infinité de court-métrages. Vous les retrouverez sur YouTube. En revanche, que de découvertes en dehors des écrans !
—— LE CHOIX DE FERNAND LEGER ——

Dans l'affiche ci-dessus, vous remarquez deux dessins. En bas, le Charlot est un pantin cubiste dessiné par Fernand Léger. Au-dessus il est ré-interprété par la constructiviste russe Varvara Stepanovna.
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Dès 1916 Fernand Léger a été captivé par les mouvements de Charlot en pantin désarticulé, c'est un personnage cubiste qui ainsi se déplace. Son dessin de Charlot pour « Die Chapliniade » d'Ivan Goll, (Dresde, 1920), est repris par El Lissitzky à Berlin en 1922 dans une revue diffusée en Russie. Les constructivistes russes sont séduits. Couple mythique de l'Avant-garde russe, Varvara Stepanova et son mari Alexandre Rodtchenko le mettent en couverture de la revue Kino-Fot. Les mouvements mécaniques de Charlot rejoignent à merveille leur aspiration à un art proche de l'industrie et prolétarien.


En russe : Charlie Chaplin, et plus bas Charlot, pour la couverture de revue qui est reproduite sur le cliché précédent.
—— CHARLOT ou L'HOMME-MACHINE ——
Les Constructivistes ont eu la part belle !
Le petit homme aux gestes saccadés comme une mécanique enrhumée n'a peut-être pas inspiré toutes ces productions artistiques, mais au moins procèdent-elles d'une commune analyse de l'entrée des mécaniques dans le monde contemporain. On dit aussi que tous ces engrenages et rouages représentent la déshumanisation de l'homme. Les œuvres de l'Allemand Robert Michel (1897-1983) puis de František Kupka (1871-1957) en témoignent :

Robert Michel : “Mann-es-mannbild” (1918-19. Sprengel Museum, Hannover). Des roues dentées en folie symbolisent l'univers mécanique : le nom de Gustav Otto est celui d'un ingénieur; Mannesmann, celui d'un groupe industriel, produit un jeu de mot — Mann /l'Homme. Au centre un cadran tout petit comme un homme perdu au milieu des mécanismes : ceci est à rapprocher du thème des Temps modernes (1936).

Du même Robert Michel, “Halt (B 132)”, de 1920 (Galerie Zlotowski, Paris) reprend le thème des roues dentées de notre univers mécanique : vélo, locomotives à vapeur, voiture de course… L'homme est entraîné dans une course avec la machine, et celle-ci paraît s'emballer !
Même la vie animale se trouve aspirée dans l'univers mécanique :

“Eléphant, panthère et roues dentées”. 1920 (Galerie Eric Mouchet, Paris).

“Schützenfest” (Foire de tir), 1920, Sprengler Museum, Hanovre. Jouet ou machine ? Un cheval — un dada — se cabre au milieu des cadrans, et des mécaniques. Quel rodéo ! Des yeux humains aussi surgissent : leur regard perce le collage. Elève du Bauhaus, Robert Michel a découvert le collage par son ami Kurt Schwitters qui appartenait au mouvement Dada.

František Kupka : “Machine comique”. (huile sur toile 75 x 85,4 cm. - Paris, Centre Pompidou).

František Kupka. “L'acier boit n°2”. (1927-28. Paris, Centre Pompidou). Le titre suggère une anthropomorphisation de la machine. Encore plus de noir, gris et blanc que dans l'œuvre précédente ce qui éloigne des couleurs de la nature où le vert de la végétation et le bleu du ciel offrent une tout autre palette.
—— LA POETIQUE DU MONDE ——
Charlot compagnon de route des dadaïstes, cubistes, surréalistes

Né en Roumanie, Victor Brauner (1903-1966) reprend dans cette peinture le principe du cadavre exquis des surréalistes, en procédant à des rapprochements inattendus. Déjà le titre a tout pour nous surprendre : “Victor Victorios éperonné figuré du poisson d'honneur” ! (1949, Les Sables d'Olonne, musée de l'abbaye de Sainte-Croix).

“Ce téléphone bariolé est caractéristiques de la fascination pour les machines que les dadaïstes de New York partagent avec Chaplin” soutient le cartel de cette huile sur toile de Morton Schamberg (1881-1918), “Telephone” (1916, Colombus, Museum of Art). On sent ici l'influence de Picabia. Les films de Chaplin s'appuient beaucoup sur les appareils mécaniques, comme dans Une journée de plaisir (1916) où la voiture capricieuse empêche Charlot de partir tranquillement avec sa famille.

Ivan Vassilievitch Klioune (1873-1943) a peint vers 1914 cette toile cubiste intitulée "L'Horloger" (Minneapolis Institue of Art). Une forêt de formes géométriques laisse passer un profil humain, une main, une horloge.

Gaston Chaissac (1910-1964). “Dandy de muraille sur fond bleu”. (1948, Les Sables d'Olonne, musée de l'abbaye de Sainte-Croix). Chaissac n'utilise le noir que pour les contours, son petit bonhomme sera donc tout en couleurs : mais avec un chapeau melon et un parapluie qui lui donnent l'allure chaplinesque.
Des textes évocateurs…
Le Disque vert, la revue surréaliste franco-belge fondée par Franz Hellens, consacre en de 1924 un numéro spécial à « Charlot (Charlie Chaplin) ». On y lit la fascination que Charlot exerce sur les surréalistes tel Michaux, Crevel ou Philippe Soupault (qui a écrit un essai sur Charlot, couverture ci-dessous) , et ces quelques lignes de Blaise Cendrars :
« Si la France a gagné la guerre, c'est grâce au Père Pinard et à Charlot. Je me souviendrai toujours comment la renommée de Charlot se répandit au front par les permissionnaires. Ils nous revenaient rubiconds. On les interrogeait. Et ils nous racontaient les aventures de Charlot au Music Hall, de Charlot Boxeur, de Charlot Matelot, de Charlot Déménageur, etc. C'est là la plus belle gloire de Charlot, il nous a appris à rire, à nous et à nos alliés… »
Dirigée par Pierre Reverdy la revue Nord-Sud [n°5, mai 1918] publie des auteurs dadaïstes et surréalistes et ce poème de Louis Aragon, Charlot mystique. Pour écrire ce poème Aragon s'est inspiré du film Charlot chef de rayon (1916) dans lequel le personnage est aux prises avec un escalator. Le style saccadé du poème renvoie à celui des images.

Et deux apparitions féminines

Max Ernst (1891-1976) a peint cette “Femme chancelante” en 1923 (Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westphalen). Invité par André Breton en 1913 à Paris, Max Ernst découvre en 1919 la peinture onirique et métaphysique — la pittura metafisica — de Giorgio de Chirico qui aurait influencé cette toile avec ses colonnes imposantes. Bouche entrouverte, la femme aux cheveux dressés sur la tête est plongée dans les menaçantes créations industrielles. Max Ernst a signé en 1920 un appel collectif d'artistes dadaïstes en faveur de la diffusion des films de Chaplin encore indisponibles en Allemagne.

“Electra” (1936, Musée d'Art Moderne de la ville de Paris). Pierre Boucher (1908-2000) a placé au centre de ce photomontage une femme aux allures de statue antique. Sans la tête, siège de la pensée, elle se trouve incrustée dans un équipement électrique. Le titre renvoie ainsi logiquement à la figure mythologique d'Électre. Selon le cartel l'œuvre rappelle les nus surréalistes de Man Ray.
—— LE SPECTACLE MIS EN ABÎME ——

André Kertész (1894-1985) : “Peintre d'ombre”, 1926-36 (Charenton-le-Pont, Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine) montre un peintre en bâtiment en pleine action. « Le jeu de la silhouette du personnage avec son ombre donne lieu à une mise en abîme poétique comme si l'artisan la dessinait sur la surface immaculée du mur » explique clairement le cartel. Hongrois d'origine, A. Kertész a fréquenté les dadaïstes et surréalistes à Paris à partir de 1923 avant d'émigrer vers les États-Unis en 1936.

Le monde amusant des funambules a conquis Charlie Chaplin, et l'on connaît bien son Charlot au Cirque (voir sur YouTube). Marc Chagall (1887-1985) aussi a peint ses funambules, acrobates, et clowns : “Cirque” (1922-1944, Musée Marc Chagall, Nice). Le cinématographe avait déjà commencé à concurrencer le cirque dans les distractions populaires, ainsi que le théâtre.

“Lyric Theater, 100 third Avenue, Manhattan”. Cette photographie de Berenice Abbott date du 24 avril 1936 (Minneapolis Institue of Art). Un spectateur pénètre dans le Cinéma Le Lyric, ancien théâtre construit en 1903 et reconverti pour accueillir le 7ème art en 1934. Berenice Abbott est célèbre pour ses photos de New York au temps de la Crise de 1929 et du New Deal.

Fernand Léger : “Le Cirque Médrano” (1918, Centre Pompidou). Un clown, un jongleur et un chien, un cavalier gris, des fragments d'architecture…
—— L'ABSURDITE DE L'HISTOIRE ——
La misère, la guerre, la crise, la dictature ! Dans ce premier XX° siècle que traverse Charlie Chaplin, les sujets ne manquent pas.

Et voici “Charlot mis en croix” ! Erwin Blumenfeld (1897-1969) joue sur le thème du double. Charlot a pris la place du Christ…

D'origine roumaine, Victor Brauner séjourne à Paris à partir de 1929 et fréquente les surréalistes. Son “Hitler” de 1934 appartenait à la collection personnelle d'André Breton avant de rejoindre le Centre Pompidou. La violence destructrice du dictateur se retourne ici contre son portrait.

Oskar Schlemmer (1888-1943) a réalisé les décors et costumes du ballet Die Vogelscheuchen : ici “Der Ritter”, Le Chevalier (techniques mixtes, 1928, Bühnen Archiv Oskar Sclemmer). Cet absurde et hétéroclite chevalier en armure comprend un gant de boxe, une jambe en ressort, un casque en forme de théière, etc.

L'exposition présente plusieurs photomontages de John Heartfield (de son vrai nom Helmut Herzfeld, 1881-1938) tel ce “Normalisierung” de 1936. Avec l'Anschluß, la croix traditionnelle des catholiques autrichiens doit être "normalisée" : il suffit de quatre coup de scie et l'on obtient une croix gammée… Photomontage publié par l'Arbeiter Illustrierte Zeitung ou AIZ, Prague, 1936. (Bibliothèque des musées de Strasbourg).

Autre œuvre du même artiste. Hitler appelle à l'aide : "Au secours, je suis encerclé!". Bref, Hitler nous raconte des histoires (des fables) : ses armes sont dirigées vers l'extérieur... C'est dans ce contexte que Charlie Chaplin tourne son film Le Dictateur en 1940. Quant à H. Herzfeld, il avait réussi à s'enfuir en 1939 et gagner l'Angleterre et l'Amérique.

Diego Rivera (1886-1957) est le grand spécialiste des fresques en Amérique. Son “Unidad Panamericana” de 1940 est située au City College of San Francisco. Le détail ci-dessus avec Charlot en dictateur se retrouve au niveau inférieur de la fresque.

La Joconde amoureuse de Charlot ! Ce dessin de Léger datant de 1953 et qui a inspiré l'affiche de l'expo servira de conclusion. Charlot s'en va…… La visite est terminée.
