
« Rien ne disparaît jamais » pour Patrick Modiano, le passé habite le présent et cette quête entre mémoire et oubli fonde tous ses romans. Toutefois dans Encre sympathique l’auteur s’attache davantage à l’analyse de sa méthode, car dans ce récit autobiographique l’enquête l’implique lui-même.
À vingt ans, Jean Eyben, alias Modiano, travaillait comme détective privé à l’agence Hutte : une bonne expérience pour qui rêvait de devenir romancier car toute enquête nécessite de s’introduire dans la vie d’autrui avec de l’intuition et de l’imagination. Le dossier bleu qu’on lui avait confié concernant la disparition d’une certaine Noëlle Lefèbvre dans les années 1950 ne contenait que peu d’indices : une carte de retrait de courrier poste restante et une photo de la disparue que le détective avait eu la fugitive impression de reconnaître. Pourquoi avait-elle disparu ? Née à Annecy, il découvrit qu’elle aurait été mariée à un certain Roger Behaviour, aurait connu le comédien G. Mourade et G. Brainos, le gérant du dancing de la Marine. Elle aurait travaillé chez Lancel puis serait partie pour Rome, mariée en réalité à un certain Sancho Lefebvre. En fait, « la fugue était son mode de vie ».
Trente après, Jean Eyben devenu écrivain, tente d’élaborer le roman né de cette enquête. Deux numéros de pages – 63 et 101 – en rythment la progression apparente. L’auteur explicite sa méthode pour accueillir les réminiscences du passé : « comme si tout était déjà écrit à l’encre sympathique qui noircit à l’action d’une substance déterminée », un nom, une photo et surtout l’écriture sans ratures : tel « un skieur sur une pente enneigée » il laisse courir sa plume : « respecter l’ordre chronologique (lui) est impossible ». Peu à peu le romancier découvre que « la disparition de Noëlle réveillait des échos beaucoup plus profonds chez (lui).» Cette affaire plonge dans son propre passé. Lorsqu’il reprend l’enquête à Rome trente ans plus tard, il rencontre par hasard celle qui se faisait appeler Noëlle... Les souvenirs ressurgissent : Lui aussi habitait Annecy. Adolescent de dix-sept ans pensionnaire dans la région, il prenait les mêmes cars que la jeune fille de la photo... Alors qu’à Paris, trente après, le dancing de la Marine et le guichet de la poste ont été détruits, c’est à Rome, la ville éternelle « où rien ne change jamais » qu’un pan de sa jeunesse attendait l’écrivain.
« Si vous avez parfois des trous de mémoire, tous les détails de votre vie sont écrits quelque part à l’encre sympathique » assure Modiano. Il nous invite à accueillir les signes fugitifs, les états seconds, les intuitions qui traversent notre esprit comme autant de flashes de notre passé : à nous de nous en saisir. On retrouve certes dans ce roman les thèmes chers à l’auteur ; mais en un style moins flottant, l’auteur semble plus apaisé.
• Patrick Modiano : Encre sympathique. Gallimard, 2019, 136 pages.
Chroniqué par Kate