
Si l'on part de l'idée que les Européens considèrent que la civilisation japonaise demeure la plus distante de la leur, la plus étrangement différente, l'Autre absolu, alors le travail de l'historien et philosophe Michael Lucken (professeur à l'Inalco) aura de quoi les étonner : il propose un voyage inattendu qui rapproche indirectement ces deux civilisations par le biais de la Grèce antique !
Puisque l'Europe si puissante du XIXe siècle prétendait puiser dans ses racines grecques une grande partie de sa force, les élites japonaises — qui entendaient bien se soustraire à la menace de l'impérialisme occidental en même temps que s'arracher à la Chine traditionnelle dès la guerre sino-nippone de 1894-1895 — jugèrent bon de s'informer de ce qu'était cette pensée grecque, d'autant qu'elle avait sur les atlas un pied en Europe certes mais aussi un pied en Asie, dans les cités ioniennes.
Puisque les armées d'Alexandre avaient pénétré vers l'Est jusqu'à l'Indus et que l'art hellénistique s'était retrouvé vivant au cœur de l'Asie, au Gandhara, ainsi que l'expose le musée Guimet, n'était-il pas légitime d'imaginer des influences plus proches de Tokyo ? Aussi lorsque Watsuji Tetsurō dans son Pèlerinage aux vieux temples (1917) en vint à remarquer le renflement du tiers inférieur des colonnes du temple Höryüji, ou entasis, il imagina que l'influence de l'art grec était parvenue jusqu'à l'archipel nippon.
Plus sérieusement, les élites japonaise se mirent à l'étude des textes grecs dès l'ère Meiji, directement en apprenant la langue de Platon, ou indirectement par des traductions. Il y eut aussi d'incroyables passeurs entre ces deux mondes, tel le philosophe germano-russe Raphael von Koeber (1848-1923) venu enseigner la langue et la pensée grecques à l'université impériale de Tokyo, — on compta parmi ses élèves l'écrivain Natsume Sōseki, ou encore le philosophe Watsuji Tetsurō — de même que l'irlandais Lafcadio Hearn (1850-1904) qui prit la nationalité japonaise et le nom de Koizumi Yamato !
Profitant du moment nationaliste qui modérait, aux yeux des Japonais, l'importance de l'héritage chinois jusqu'aux années 1940, nombre d'artistes et d'universitaires se familiarisèrent avec les sources grecques de la culture occidentale, au point de rivaliser voire de surpasser leurs homologues européens. Selon Michael Lucken, il y aurait ainsi davantage d'hellénistes dans le Japon actuel que dans les universités anglaises. Kimura Takatarō traduisit tout Platon entre 1903 et 1911 et il n'était pas une exception.
En effet, les traductions du grec en japonais, — une marée de traductions, convient-il plutôt de dire —, s'étalant sur un demi-siècle de 1890 à 1940, permirent aux Japonais cultivés de s'approprier progressivement les références grecques, de connaître les héros antiques comme Ulysse, Épaminondas ou Icare, tandis que les architectes japonais incorporaient les styles grecs aux immeubles qu'ils construisaient pour des banques, par dizaines en Corée à Taiwan et au Japon, ou encore des musées ou des bâtiments universitaires. « Nagano Uheiji est peut-être le seul architecte dont l'œuvre soit entièrement placée sous le signe du Japon » note l'auteur.

« Le prestige de l'Antiquité au cours de la période 1925-1945 est lié au regain nationaliste » souligne Michael Lucken. Le rapprochement opéré avec l'Allemagne — d'abord par la copie de la constitution prussienne puis sous Weimar et l'ère nazie — contribua même à multiplier les traductions en japonais de philosophes allemands contemporains, bien avant qu'ils ne soient traduits en français, à supposer qu'ils le soient. Et bien sûr ces penseurs allemands adoraient la pensée grecque… On souligna donc que le bushido était comparable au stoïcisme comme plus tard on rapprocherait le théâtre grec du théâtre no : même exclusion des femmes sur scène, même usage de masques par les acteurs.
Après 1945, le modèle grec fut toujours apprécié bien que dans une perspective quelque peu différente. Il y a certes une rupture mais la Grèce ne disparaît pas de l'horizon intellectuel japonais. Par exemple, les héros athlétiques à l'honneur au temps des samouraïs et des kamikazes cédèrent la place aux héros des tragédies. Mishima découvrit l'homosexualité grecque mais ne pouvant sculpter son corps d'asiatique à l'imitation du discobole, il se suicida. Reconstruit, le Japon nouveau s'intéressa à la Grèce pays de la démocratie. On inventa des mots nouveaux d'après des racines grecques. La Société classique du Japon naquit en 1949 et les presses de l'Université de Kyoto lancèrent en 1997 une Bibliothèque des classiques occidentaux comparable à notre collection Budé.
Tandis que les héros et les mythes grecs s'emparaient des mangas, les preuves de l'incorporation de la culture japonaise se retrouvaient dans l'espace urbain.

Il ressort clairement de cette lecture que les pays d'Europe de l'Ouest n'ont pas le monopole de l'héritage des anciens Grecs. L'auteur peut ainsi soutenir à juste titre que « L'Antiquité gréco-romaine fait partie des fondements de la culture du Japon contemporain. » Pour le public cultivé, la Grèce c'est donc bien l'ouverture au monde. L'ouvrage a été couronné du Grand prix des Rendez-vous de l'Histoire, à Blois, en octobre 2019.
Un dernier chapitre fait dialoguer des penseurs japonais contemporains inspirés par les pré-socratiques : une friandise pour philosophes.
• Michael Lucken : Le Japon grec. Culture et possession. Bibliothèque des Histoires, Gallimard, avril 2019, 250 pages.