On aurait pu brosser une fresque grandiose avec l'histoire de Sonietchka qui s'étend des années 1920 aux années 1990. Ludmila Oulitskaïa a préféré passer, par petites touches, sur quelques moments de la vie de son héroïne. Sorte de Candide au féminin, elle est plus souvent appelée Sonietchka que Sophia ou Sonia — un diminutif russe ça a parfois la vertu d'allonger le prénom.
« Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans, Sonietchka avait lu presque sans discontinuer ». Fan de littérature, elle se retrouve tout naturellement employée à la bibliothèque de Sverdlovsk en 1941 lors du repli ordonné par les autorités. Sonia, pour qui la vie est un roman, y rencontre Robert Victorovitch, un artiste peintre de vingt ans son aîné, féru d'auteurs français plutôt que russes, car il a vécu à Paris dans les années trente. Rentré en URSS à la veille de la guerre, Robert vient de passer cinq années de relégation dans un camp et occupe un emploi temporaire dans une usine. Sans beaucoup hésiter Sonietchka l'accepte comme époux et sa vie bascule, oubliant toute littérature dès lors qu'elle donne naissance à une petite Tania.
Les années passent, Robert retrouve un atelier à Moscou. Tania grandit, pratique la flûte, puis le piano, lit de la science-fiction et collectionne les petits amis tandis que Sonia reste au comble du bonheur. « Et chaque matin était peint aux couleurs de ce bonheur de femme immérité et si violent qu'elle n'arrivait pas à s'y habituer ». De fait, Sonia ne juge pas très clairement tout ce qu'il se passe autour d'elle ; elle flotte dans une vie qui lui semble idéale.
Jeune fille très émancipée, Tania ramène à la maison ses admirateurs et surtout Jasia, la trop jolie fille blonde qui cache sa vie passée et ses origines polonaises. Vite, Jasia devient le modèle et la maîtresse de Robert désormais artiste de « race féconde » et de grand renom. Toujours contente, Sonia se réjouit que Jasia, « tendre et raffinée », illumine les vieux jours de son mari ! Malgré le scandale possible. Mais gardons-nous de tout révéler…
Derrière les épisodes de la vie heureuse de la béate Sonietchka, un thème inattendu apparaît à la lecture. Des éléments dispersés indiquent que ce bref roman témoigne de la culture juive de l'ancien empire des tsars à peine occultée par l'époque soviétique. Sonia, autrement dit Sophia Iossifovna, a un frère qui se nomme Ephrem, nous prévient l'incipit. Robert Victorovitch, lui, cache ses origines juives : il a été « le jeune Ruwen, le fils d'Avigdor… ». Un ami de Robert, le peintre formaliste Timler, a passé deux années d'études dans un kheder. Pour Tania encore petite-fille, Robert imagine des constructions en papier qu'il orne de lettres hébraïques « maigre vestige d'une passion de jeunesse pour le judaïsme ». Après un repas de fête, Robert songe « à la sagesse de ses ancêtres qui brûlaient les restes du repas pascal… » Timler, encore lui, voyant Sonietchka et Jasia côte à côte aux obsèques, laisse échapper « Que c'est beau, Léa et Rachel… »
La judéité de la famille est peut-être plus évidente vers la fin du livre quand « un vent de liberté soufflait de l'Occident, légèrement alourdi après son passage au-dessus de l'Europe de l'Est ». Les Juifs peuvent alors émigrer mais Sonietchka préfère rester tranquillement dans son « petit immeuble krouchtchévien ». Elle ne veut pas quitter sa banlieue moscovite pour « sa patrie historique, dont sa fille est citoyenne ». Elle lit de nouveau, « s'adonnant à la drogue anesthésiante de sa jeunesse » — elle lit tant qu'elle peut.
Cette ode ambiguë à la lecture et à la civilisation du Livre se savoure hélas trop rapidement ! Et en même temps on découvre l'importance de la minorité juive de Russie dans l'œuvre de Ludmila Oulitskaïa, une minorité à la fois partie prenante de l'intelligentsia et concernée par l'émigration, comme par exemple dans Le chapiteau vert.
• Ludmila Oulitskaïa : Sonietchka. Traduit par Sophie Benech. Gallimard, 1996, 116 pages.
Prix Médicis étranger de 1996.